Le Devoir, Montréal, édition du 2 février 2010, page A7 idées.
“Une lettre à mes amis du Québec.”
Photo : Agence Reuters Farid Alouache.
Les migrants qui choisissent de s’établir au Québec doivent accepter les règles communes qui font de ce pays une société moderne et démocratique.
Observateur étranger de la société québécoise, je ne peux m'empêcher de m'exprimer à propos du débat passionné sur les signes religieux qui agite la Belle Province trois semaines après ma dernière visite.
Quand je compare mon impression des rues de Montréal avec celle que j'avais eue lors de ma première visite, il y a plus de 15 ans, je constate avec regret une augmentation inquiétante du nombre de personnes arborant des signes religieux ostentatoires, notamment dans certains quartiers. Même si le port des signes religieux ne concerne pas uniquement les musulmans, il est clair que le débat porte sur cette visibilité dérangeante et agressive dans un monde toujours marqué par le 11 septembre 2001 et la menace terroriste.
Tout d'abord, cette tendance [à afficher les signes religieux] de certains migrants originaires de pays où l'islam est la religion la plus répandue n'est pas le signe d'une appartenance religieuse ou d'une spiritualité débordante, qui peut bien entendu s'exprimer ou non dans la vie intérieure de chaque individu et son espace privé. Elle est le signe d'une intolérance et d'une violence politiquement organisées par certains mouvements intégristes.
Évidemment, la position d'une société développée, tolérante et pluraliste comme le Québec est très importante. Je le dis franchement à mes amis québécois: l'enjeu du refus des signes religieux ostentatoires est important dans les sociétés occidentales, mais il l'est encore plus dans les sociétés de culture arabo-musulmane au sein desquelles ces mêmes individus qui préconisent chez vous la liberté (de voiler les femmes et de garder d'autres coutumes archaïques et rétrogrades) oppriment méthodiquement la liberté des autres.
Un signal de vous
Ils professent un monde où existeraient les «musulmans» d'un côté et les «mécréants» de l'autre. Ils seraient les meilleurs alliés de la thèse du choc des civilisations et des cultures. Souvenez-vous, mes amis québécois, du long combat que vous avez mené, avec succès je pense (il n'y a qu'à entendre vos meilleurs jurons actuels), contre l'omniprésence et l'omnipotence de l'Église catholique dans vos vies, contre la séparation des filles et des garçons dans les écoles et contre la réglementation religieuse des relations sexuelles entre hommes et femmes. Les démocrates et les libéraux dans les pays de culture arabo-musulmane mènent aujourd'hui un combat similaire et attendent un signal de vous, un appui pour que triomphent l'instauration d'une société de droit, la tolérance religieuse, l'équité sociale et l'égalité entre les hommes et les femmes.
En second lieu, le débat sur le voile ou la burqa est primordial, car il concerne l'avenir du vivre-ensemble dans une société pluraliste. Une jeune fille qui porte le voile à Montréal envoie un message clair à la société d'accueil : mon droit à la différence religieuse l'emporte sur l'impératif de mon intégration à la société québécoise telle qu'elle a été historiquement construite avec le français comme langue principale, la démocratie et la laïcité comme piliers. Je le dis d'une manière assez brutale, l'impératif d'intégration doit l'emporter toujours sur le droit à la différence.
Autrement dit, les migrants qui choisissent de s'établir au Québec doivent accepter les règles communes qui font de ce pays une société moderne et démocratique. Les jeunes filles qui portent le voile sont en danger d'une marginalisation scolaire et sociale choisie. J'ai moi-même connu plusieurs migrations dans ma vie et cette expérience m'a montré qu'il est nécessaire d'envoyer un signal clair aux futures générations de migrants: le respect des règles et des coutumes majoritaires de la société d'accueil est incontournable.
Appel à la vigilance
En troisième et dernier lieu, l'impératif d'intégration que les migrants doivent constamment avoir par rapport aux sociétés qui les accueillent ne dispense pas la société québécoise d'être vigilante et de progresser sur le chemin de la lutte contre les discriminations et les entraves que rencontrent tous les migrants comme tous les citoyens sur les chemins de l'égalité à l'école, dans l'accès au logement, à l'emploi ou à la fonction publique.
Les futures générations de Québécois dont les parents ou les grands-parents viennent d'ailleurs ne doivent plus devoir quotidiennement justifier la légitimité de leur présence sur le sol québécois. En 15 ans, j'ai remarqué que de nombreux amis québécois, «pure laine», et des migrants de catégories sociales favorisées quittent des quartiers de l'île de Montréal pour aller vers d'autres quartiers, périurbains moins pluriethniques.
Certes, la présence des minorités visibles n'est pas la seule raison de leur déplacement, mais elle est sûrement pour quelque chose dans leur décision. Ce processus de séparation entre communautés est porteur de risques sur la longue durée. D'où l'importance de rappeler aux migrants l'impératif d'intégration et de privilégier dans l'éducation de leurs enfants l'expérience du mixage sur le droit à la différence et à la séparation. Tout citoyen québécois doit se sentir aussi bien à Côte-des-Neiges qu'à Outremont ou Brossard. Il est évident que le port de signes de séparation comme le voile ne facilite pas ce sentiment indispensable au vivre-ensemble.
Femmes déçues
En définitive, même si le port des signes religieux ostentatoires ne constitue probablement pas une menace immédiate pour l'ordre public ou pour la société québécoise pluraliste, mes amis québécois doivent énoncer clairement leur opposition à cette tentative de les ramener en arrière et de bafouer le droit de millions d'hommes et de femmes dans le monde de s'extirper de l'ordre religieux archaïque et intégriste. Le voile et d'autres signes ostentatoires ont leur place dans les mosquées, les églises et les synagogues.
À l'heure d'Internet et de la mondialisation, des milliers de jeunes filles qui tentent de s'extirper de l'ordre familial et social oppressant attendent de voir comment les Québécois se prononceront; elles seront déçues si les tenants d'un multiculturalisme sans limites l'emportent dans ce débat. Il n'est pas raisonnable de s'accommoder de tout ou, pour reprendre l'expression de l'anthropologue française Françoise Héritier, « il faut relativiser le relativisme culturel » et postuler que le chemin d'émancipation difficilement parcouru en Europe et au Québec depuis le Siècle des lumières peut être également franchi par les autres cultures, y compris celle de tradition arabo-musulmane.
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Abdeljalil Akkari
Professeur d'éducation internationale
Université de Genève
Page web: http://www.unige.ch/fapse/pegei/notreequipe/AbdeljalilAkkari.html