Montréal, Le Devoir, le 16 mars 2004, page A-7 - idées.
La Francophonie à l'avant-garde de la lutte pour la culture
- Marchandisation et diversité culturelle
Les États-Unis appliquent une stratégie évidente de multiplication de négociations commerciales bilatérales pour contourner la convention en préparation
Mme Louise Beaudoin est chercheuse associée au Centre Études internationales et mondialisation (CEIM) et professeure associée, département d'histoire, Université du Québec à Montréal: http://www.ceim.uqam.ca/ [Autorisation de reproduire et de diffuser cet article accordée par lauteure le 17 mars 2004]
- beaudoin.louise@uqam.ca
Le bulletin des Coalitions pour la diversité culturelle, publié en ligne depuis Montréal par le Secrétariat du comité de liaison internationale des Coalitions pour la diversité culturelle, daté du 5 décembre 2003, nous apprend que les États-Unis appliquent, pour «[...] atteindre leur objectif ultime d'obtenir la libéralisation complète du secteur culturel -- c'est-à-dire de traiter les biens et services culturels sur le même pied que le bois duvre ou le secteur automobile --, une stratégie évidente de multiplication de négociations commerciales bilatérales». Au total, il y a plus d'une vingtaine de négociations conclues, en cours ou annoncées.
Photo : Juan Carlos Ulate Reuter.
Plusieurs pays dAmérique centrale viennent de signer, chacun de leur côté, un accord commercial avec les États-Unis, leur permettant datteindre leur objectif de libéralisation complète du secteur culturel.
Des accords de libre-échange sont déjà conclus avec le Chili, Singapour, l'Australie, le Salvador, le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua, le Costa Rica et avec un premier pays membre de la Francophonie, le Maroc. Des négociations sont en cours avec le Botswana, le Lesotho, la Namibie, le Swaziland et l'Afrique du Sud et d'autres sont annoncées avec, notamment, les pays du Pacte andin. Notons au passage que la vaste majorité de ces pays ne sont pas richissimes et en quête presque désespérés d'investissements étrangers, ayant un rapport de force inexistant quand il s'agit des États-Unis et de leur carnet de chèques.
Stratégie américaine
Les États-Unis sont redevenus membre de l'UNESCO quelques mois avant que ne s'ouvre la 32e session de la Conférence générale (29 septembre-17 octobre 2003). Le gouvernement américain avait quitté l'UNESCO, rappelons-le, au moment où celle-ci discutait d'un nouvel ordre mondial de l'information et de la communication (NOMIC), en 1984, sous la présidence de Ronald Reagan, le NOMIC ne faisant leur affaire ni sur le fond ni sur la forme.
Presque 20 ans plus tard, en juin 2003, le sous-secrétaire d'État américain responsable des organisations internationales, Kim R. Holmes, dans une lettre à Koïchiro Matsuura, directeur général de l'UNESCO, écrivait à propos du projet d'une éventuelle convention sur la diversité culturelle : «it seems to us both unnecessary and unlikely to have any practical effect». Malgré cette mise en garde, la conférence générale s'est prononcée en faveur d'une résolution invitant le directeur général de l'UNESCO à soumettre à la prochaine réunion en 2005 «[...] un rapport préliminaire sur la situation devant faire l'objet d'une réglementation, ainsi que sur l'étendue possible de cette réglementation, accompagné d'un avant-projet de convention internationale sur la protection des contenus culturels et des expressions artistiques...».
Le représentant américain se rendant compte qu'une vaste majorité de pays présents appuyait fermement cette proposition ne s'est pas opposé à son adoption, de sorte qu'elle fut adoptée par consensus. Les Américains, constatant leur échec, se sont-ils alors ralliés à l'élaboration d'une convention internationale ? S'agissait-il plutôt d'un recul tactique leur permettant de tenter de libéraliser la culture autrement, par d'autres méthodes et par d'autres moyens ? Par exemple, en laissant l'UNESCO travailler de son côté pendant qu'eux se prépareraient à rendre caduque cette convention avant même qu'elle n'ait vu le jour ? La question tombe sous le sens lorsque l'on voit le gouvernement américain signer, semaine après semaine, des accords de libre-échange bilatéraux incluant, notamment, le secteur de la culture.
L'approche privilégiée, en ce qui concerne la culture, est celle du statu quo, c'est-à-dire que les négociateurs américains acceptent, en général, le maintien des politiques culturelles existantes, donc le maintien des mesures déjà en place mais en les gelant à leur niveau actuel. Autrement dit, les pays qui concluent des accords de ce type avec les États-Unis renoncent à leur capacité d'améliorer ou de renforcer les systèmes de promotion de leur culture. Les Américains remettent donc directement en cause le premier objectif d'un futur traité, c'est-à-dire le droit des États de déterminer librement, pour le présent et le futur, leurs propres politiques culturelles.
Par conséquent, que se passera-t-il en 2005 à l'UNESCO au moment où le directeur général présentera à la conférence générale le projet de convention si une trentaine de pays ont signé des accords bilatéraux avec les États-Unis ? Ces accords auront-ils préséance sur ce nouveau traité multilatéral ? Quelle articulation, quel lien établir entre ces accords et la convention ? Le nouveau droit culturel primera-t-il le droit commercial existant ? C'est à toutes ces questions que l'on doit répondre rapidement, car le temps presse.
Le rôle de la Francophonie
Que peut faire un organisme comme l'Organisation internationale de la Francophonie ? Il faut d'abord rappeler que la Francophonie a été à l'avant-garde de ce combat en devenant la première organisation internationale à voter une résolution en faveur de la diversité culturelle au Sommet de Moncton en 1999. Décision réitérée et bonifiée par une demande à l'UNESCO de se saisir du dossier lors du Sommet de Beyrouth en 2002.
La Francophonie a aussi compris qu'elle ne devait pas en faire une question uniquement francophone, mais qu'il fallait lui donner une dimension universelle en s'associant à d'autres aires linguistiques, plus particulièrement hispanophone, lusophone et arabophone.
Concrètement, la Francophonie doit continuer à sensibiliser, à expliquer et à convaincre le plus de pays possible. Les pays membres de la Francophonie d'abord, pour qu'ils n'oublient pas qu'ils ont tous signé de multiples procès-verbaux et voté de nombreuses résolutions dans lesquelles et par lesquelles ils acceptent de ne pas libéraliser leur secteur culturel, que ce soit dans un cadre bilatéral, régional ou multilatéral. Ils doivent se souvenir aussi qu'ils ont décidé de soutenir à l'UNESCO l'adoption d'un traité juridiquement contraignant.
Les autres pays ensuite, en leur fournissant un argumentaire implacable en faveur d'un tel traité. Ces arguments se résument ainsi:
- - les diverses cultures doivent continuer à exister;
- les identités culturelles doivent être respectées;
- les échanges à ce chapitre doivent être mieux équilibrés;
- la domination d'une seule culture, d'une seule langue sur toutes les autres n'est pas une option valable;
- les oeuvres culturelles des pays en développement doivent mieux circuler sur leur propre territoire et hors de leurs frontières;
- la coexistence pacifique des différentes cultures doit devenir une réalité et les marchés culturels mieux partagés.
La seule conclusion possible à cet argumentaire est que les États souhaitant soutenir financièrement leurs secteurs culturels doivent impérativement disposer d'un droit absolu de le faire.
La Francophonie s'est déjà beaucoup investie dans ce dossier. Elle l'a fait parce que sa composition même l'y a amenée. Sa raison d'être, dès sa fondation au début des années 1970, a été de réunir autour du partage de la langue française des pays et des gouvernements venant de tous les continents, dont l'histoire, les cultures, les langues sont on ne peut plus diverses. La Francophonie a donc vocation, comme l'écrit le sociologue français Dominique Wolton, à «être pionnière pour construire la diversité culturelle dans la mondialisation».
Pour nous Québécois, l'issue de ce combat est existentiel, comme pour beaucoup d'autres pays qui ont la même conscience de leur précarité. Si nous voulons continuer à vivre en français et à nous donner des politiques culturelles qui permettent à notre littérature, à notre chanson, à notre télévision et à notre cinéma d'occuper, ici et ailleurs, un espace réel, la convention sur la diversité culturelle doit non seulement voir le jour, mais aussi être un outil juridique ayant valeur normative universelle au-delà des accords commerciaux. Après avoir accepté le principe de la protection de la diversité culturelle, comme le monde semble l'avoir fait à l'UNESCO, l'enjeu réel et concret est là.
Pour y arriver tous ensemble, milieu culturel, universitaires, intellectuels, partis politiques et gouvernement doivent donner l'exemple d'une détermination sans faille. Sans cette volonté, la nôtre et celle de tous nos alliés, il y a grand risque que les Américains, rejetant le multilatéralisme comme ils l'ont fait pour Kyoto et pour le Tribunal pénal international, imposent unilatéralement leur vision uniquement marchande de la mondialisation.
Fin du texte.