Le Devoir, Montréal, Édition du mardi, 11 mars 2003, page A7 – Idées.

L'Europe dans la pré-guerre
et l'après-communisme

Avec d'autres pays, la France a les moyens de montrer au monde qu'il ne suffit pas d'avoir la puissance pour être légitime
Zaki Laidi
L'auteur est chercheur au Centre d'études et de recherches internationales (sciences politiques) à Paris.

Comme on pouvait s'y attendre, le troisième rapport Blix n'a rien changé à l'affaire irakienne. Les États-Unis ont continué à minimiser les progrès faits par les Irakiens tandis que la France, l'Allemagne, la Russie, la Chine et quelques autres estiment que les inspections marchent et que leur poursuite est préférable au recours à la force. Nous tournons désormais en rond.

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Le président Jacques Chirac. Dans sa démarche, la France n’est pas seule. Ce qui est cependant regrettable, c’est le fait que la France n’ait pas fait beaucoup pour construire une véritable position européenne. Photo : REUTERS]


Chaque pays répète ce qu'il a à dire en attendant que l'on vote sur une deuxième résolution que les États-Unis ont présentée pour une seule raison : permettre à Tony Blair -- qui se trouve dans une situation difficile et qui, pour sortir de l'impasse politique dans laquelle il se trouve, avait dit que son pays ne s'engagerait pas dans la guerre sans le vote d'une nouvelle résolution -- de sauver la face.

Si cette résolution n'est pas votée, ce qui est désormais certain, la première victime politique de la guerre sera Tony Blair. Mais qu'en sera-t-il pour la France ? Depuis le début de la crise irakienne, la France a été clairement le pays le plus en pointe face aux États-Unis sur la crise irakienne. Comment comprendre son attitude ? Quelles implications peut avoir son attitude sur ses rapports avec les États-Unis et le reste de l'Europe ?

Il y a dans la politique française une longue tradition d'indépendance nationale par rapport aux États-Unis qui ne s'est jamais démentie. La France se pense comme une puissance, un peu comme la Grande-Bretagne, sauf que les deux pays tirent des conclusions différentes de leur statut. La Grande-Bretagne ne cherche à valoriser son statut de puissance qu'à travers une alliance avec les États-Unis. La France le fait en cherchant toujours à valoriser son propre point de vue.

Il faut d'ailleurs dire ici que la thèse de Robert Kagan opposant une Amérique forte, prête à faire la guerre, à une Europe forte qui ferait tout pour l'éviter, est très caricaturale. Elle tend à présenter les États-Unis comme un acteur courageux devant des Européens timides. Même si les Européens n'ont pas les moyens militaires de l'Amérique, ils n'ont pas toujours été opposés à la guerre. Pendant la crise des Balkans, ce sont les Européens, et notamment la France, qui ont fortement poussé les États-Unis à intervenir militairement. Ce fut la même chose pendant la guerre du Kosovo.

Unilatéralisme américain

En fait, ce qui inquiète le plus les Européens, c'est la tendance croissante des États-Unis à l'unilatéralisme. Cet unilatéralisme a commencé bien avant la guerre en Irak. Le refus des États-Unis de ratifier le protocole de Kyoto a été très mal ressenti par les Européens, notamment dans les pays à forte tradition environnementale comme l'Allemagne. L'opposition américaine à la ratification du traité de Rome portant sur la création d'une Cour pénale Internationale a conforté beaucoup d'Européens dans l'idée que les Américains n'étaient disposés à accepter la mondialisation que quand elle les avantageait.

Les États-Unis donnent l'impression de vouloir américaniser le monde sans mondialiser l'Amérique. Il y a là une différence de philosophie très profonde. Les Européens, comme les Japonais, recherchent une mondialisation régulée par des normes car ils n'ont pas vocation de jouer les gendarmes du monde. Les États-Unis, ou demain la Chine, croient encore aux ressorts classiques de la puissance.

Naturellement, les choses sont dans les faits plus complexes. Dans l'affaire irakienne, la France elle aussi joue sur les ressorts de sa puissance pour affronter les États-Unis. De surcroît, les Européens ne sont pas unis même s'il faut rappeler qu'il y a un très grand consensus au sein des opinions publiques européennes.

Dans cette affaire, la France refuse la guerre pour une raison assez simple : elle considère que les coûts et les risques politiques d'une invasion de l'Irak sont plus élevés que ses gains. Elle estime par ailleurs que les inspections de l'ONU sont d'une efficacité croissante. Elle juge enfin que même si le régime irakien est haïssable, il n'appartient pas aux États-Unis de définir eux-mêmes et eux seuls quels sont les régimes qu'il faut renverser et ceux qu'il faut garder.

Dans sa démarche, la France n'est pas seule. L'Allemagne et la Belgique par exemple marchent sur ses positions. Ce qui est cependant regrettable, c'est le fait que la France n'ait pas fait beaucoup d'efforts pour construire une véritable position européenne. La France aurait dû, avec l'Allemagne et la Belgique, définir une position conjointe en essayant de la faire partager dans le plus grand nombre d'États européens. Jacques Chirac a, comme Tony Blair, choisi une voix très nationale. Les reproches adressés aux Européens d'Europe centrale pour s'être alignés sur les États-Unis ont très mal été ressentis.

Deux questions

À partir de ce contexte, deux questions se posent : l'Europe a-t-elle vocation d'être indéfiniment divisée face aux États-Unis ? Que pourra faire l'Europe une fois la guerre déclarée -- parce qu'il apparaît désormais certain que les États-Unis feront la guerre à l'Irak même sans l'accord du Conseil de sécurité ?

Sur le premier point, je ferai la réponse suivante : seul le temps permettra à l'Europe d'avoir une position commune. Il n'est pas facile de sortir des logiques des États-nations, surtout notamment pour les pays d'Europe centrale. Ces derniers ne sont au fond pas encore sortis de leur propre histoire. Ils continuent de voir dans les États-Unis le pays qui les a libéré de la domination communiste et le garant ultime de leur sécurité militaire.

Il ne faut pas s'attendre donc à ce qu'ils changent d'avis si vite, d'autant que les conditions dans lesquelles leur adhésion à l'Europe s'est faite ne sont pas optimales. L'Europe de l'Est estime que son adhésion lui a été consentie du bout des lèvres quinze ans après la chute du communisme. Le soutien financier qu'elle recevra sera beaucoup plus faible que celui que des pays comme l'Espagne et le Portugal ont reçu. De sorte qu'avant même d'être entrés dans l'Europe, les pays d'Europe centrale se trouvent déjà désenchantés.

À tort ou à raison, ces pays considèrent que, depuis la fin de la guerre froide, c'est la France qui a le plus fait obstacle à leur intégration. Cela avait commencé avec le projet de confédération européenne présenté par Mitterrand en 1990. Le président français disait à l'époque qu'il faudrait plusieurs décennies à ces pays pour rejoindre l'Europe, et qu'en attendant, ils devraient entrer dans une confédération européenne à laquelle participerait la Russie dont ils venaient de se séparer et que la plupart d'entre eux haïssent.

Il y a donc un contentieux entre l'Europe centrale et, notamment, la France antérieur à la crise irakienne. Mais naturellement, les responsabilités sont partagées. Les anciens dirigeants communistes formés à l'école du cynisme ont décidé de se placer du côté du plus fort comme à leur habitude. Mais, à moyen terme, la définition d'une politique commune européenne est inévitable.

La question est de savoir si cette politique se fera avec ou contre les États-Unis. Là, les avis sont divergents. La France ne dit pas que l'Europe se fera contre les États-Unis. Mais elle estime qu'on ne peut pas faire l'Europe en partant du principe qu'elle ne peut pas s'opposer aux États-Unis. Or pour beaucoup d'États européens, cette hypothèse n'est pour le moment pas acceptable.

Une guerre inévitable

En attendant, il reste à savoir ce que fera l'Europe une fois la guerre lancée. Si les États-Unis vont jusqu'à présenter une nouvelle résolution aux Nations unies et que celle-ci est rejetée, ils se placeront très clairement en dehors de la légalité internationale. Et sur ce point, il faut dire la chose suivante : au Conseil de sécurité, la question n'est pas de savoir si la France usera de son droit de veto.

La vraie question est de savoir si les États-Unis auront la majorité des neuf voix pour faire passer leur résolution. S'ils parviennent à avoir ces neuf voix, ils pourront dire que leur action n'aura été entravée que par les détenteurs du droit de veto.

Si en revanche ils n'obtiennent même pas les neuf voix, cela voudra dire que les États-Unis sont prêts à détruire l'ONU pour faire valoir leurs propres intérêts. Ce serait alors un coup très dur porté à la communauté internationale. La France pas plus qu'aucun autre État n'a aujourd'hui les moyens de s'opposer à la guerre en Irak. Mais avec d'autres pays elle a les moyens de montrer au monde qu'il ne suffit pas d'avoir la puissance pour être légitime. Ce sera la première conséquence d'une guerre désormais inévitable.

Fin
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Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 06 avril 2003 15:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue