Le Devoir, Montréal, Édition du mardi, 18 mars 2003, page A9 Idées. Irak: sagesse contre folie ?
La démocratie ne s'exporte pas comme des oranges.
Albert Legault
Chaire de recherche du Canada en relations internationales, Université du Québec à Montréal
La période de transition dans laquelle les événements du 11 septembre 2001 ont plongé l'histoire connaît un second dénouement avec la guerre annoncée en Irak. Les résultats de cette guerre se traduiront soit par un échec patent, soit par le couronnement d'un empire hégémonique. Ou plus probablement par un mélange des deux scénarios à la fois. Au-delà de ces considérations générales, trois tendances lourdes se dessinent. L'ONU est et restera instrumentalisée par les États-Unis. L'OTAN est morte et enterrée. Trois grandes puissances feront la pluie et le beau temps dans leur propre région. Ce sont les États-Unis, la Russie et la Chine.
[Texte sous la photo : Les militaires irakiens vaquent à leurs occupations devant un portrait du président Sadam Hussein. À supposer même que Sadam Hussein mérite le pire des châtiments, les lois de la raison nous indiquent que contre un fou le plus fort devrait être le plus sage !]
L'ONU : bouc émissaire et cercle vertueux de légitimité
L'ONU n'a jamais fait que ce que veulent ses membres. Dans certaines circonstances, l'ONU peut être source de loi. En ce sens, elle est donc indispensable sur le plan de l'évolution du droit international. En matière de paix et de sécurité, elle a assumé des fonctions quasi législatives en promouvant le droit d'ingérence, le droit humanitaire et le droit pénal international. À l'origine, elle est restée hors du Kosovo, faute d'un consensus au sein du Conseil de sécurité de l'ONU. Elle risque encore d'être écartée avec la guerre qui s'annonce en Irak, argument sur lequel joue d'ailleurs Washington en précisant qu'elle est vouée à devenir « impotente et inutile » si rien n'est fait pour enrayer la prolifération d'armes de destruction massive.
Cette chère ONU n'est cependant pas représentative de la société internationale. L'Allemagne et le Japon n'y jouent que des rôles secondaires; la même chose peut être dite du Brésil et du Mexique, pour ne point parler de l'Inde. En dépit de tout cela, tout le monde s'y accroche, les uns pour jouer la politique de l'autruche, c'est-à-dire se mettre la tête sous le sable pour ne pas avoir à se prononcer sur le fond du dossier irakien, d'autres, comme la France, pour affirmer leur dissidence et surtout se distancer des États-Unis.
Une difficile hiérarchisation du système
L'Irak bis marque le second dénouement de la lutte antiterroriste après l'Afghanistan. Les réactions du secrétaire d'État Rumsfeld lorsqu'il vit s'écrouler les tours jumelles de New York sont révélatrices de la pensée américaine : « Pensez-y, que pourrions-nous faire si les terroristes avaient disposé d'une arme nucléaire ! ». Le lien est désormais fait, même s'il ne convainc personne : l'Irak doit désarmer. Il en découle toute une série de conséquences qui se dessinaient déjà en filigrane dans le passé, mais qui deviennent chaque jour plus apparentes. Les États-Unis décident seuls des nouvelles règles du jeu. L'ONU est instrumentalisée. L'OTAN est morte et enterrée et ne sert plus qu'à ramasser les pots cassés.
La destruction des armes massives : un dossier aux effets mitigés
La stratégie américaine est claire : « We will take them out » [les armes de destruction massive]. Le document sur la sécurité nationale américaine n'est guère plus circonspect : nous n'attendrons pas d'être attaqués avant d'intervenir, d'où le concept de la guerre préventive dénoncé tous azimuts, sauf aux États-Unis, bien sûr !
La guerre contre l'Irak s'inscrit dans un processus d'échecs antérieurs et de demi-succès relatifs en matière de contrôle de la prolifération nucléaire. La crise d'un général en mal d'existence en Argentine, l'infortuné Leopoldo Fortunato Galtieri, a plongé la Grande-Bretagne dans la guerre des Falklands, mais cette guerre a aussi ramené un civil à la tête de Buenos Aires. Depuis, le Brésil et l'Argentine ont réglé leur contentieux nucléaire, signé des accords de garanties avec l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) à Vienne, et accepté le régime de contrôle MTCR (Missile Technology Control Regime) en matière d'exportations de technologies sensibles susceptibles d'encourager la prolifération d'armes nucléaires.
Le cas de l'Afrique du Sud a aussi été réglé pacifiquement. En échange de la destruction de ses têtes nucléaires, l'Occident a levé l'embargo qui interdisait tout investissement à Pretoria. Le cas de l'Inde et du Pakistan est plus délicat et fait toujours l'objet de la plus grande attention de Washington. Celui de l'Irak relève de l'obsession américaine, tandis que celui de la Corée du Nord est impossible à régler par la force, sinon un déluge de feu s'abattrait sur Séoul avec tous les milliers de morts qui en découleraient.
Le partage des dépouilles
Mais revenons à l'Irak. Le post-Irak est connu. Une administration intérimaire sous contrôle d'un grand administrateur civil, de préférence choisi par l'ONU ou en tout cas un non-Américain; la redistribution de la manne pétrolière qui tiendra compte de ceux qui ne se sont pas opposés aux États-Unis dans le conflit -- et la France est ici visée au premier plan comme si la vertu était désormais récompensée à l'aune de la fidélité aveugle --; et la reconstruction sociale et politique d'un pays et d'un régime qui devront désormais abandonner toute velléité d'insubordination à l'Occident.
Une hypothèse envisagée est que le partage de la manne pétrolière se fasse à travers l'administration du programme des Nations unies « Pétrole contre nourriture ».
Les juristes ressortent des dossiers poussiéreux les vieilles dispositions du droit international, notamment la Convention de La Haye de 1907 et les différentes Conventions de Genève sur les droits et devoirs des puissances occupantes. Si la guerre se fait sans l'aval de l'ONU -- et rappelons ici que l'ONU ne peut juridiquement faire la guerre, mais elle peut imposer la paix par la force --, les États-Unis ou la coalition militaire devront pourvoir «nourriture, soins médicaux et éducation» aux citoyens des territoires occupés, protéger la propriété privée, y compris les droits des «concessions étrangères» et ceux qui découlent des joint ventures.
En outre, les puissances occupantes n'ont pas le droit de forer de nouveaux puits de pétrole, principe déjà confirmé par le département d'État américain qui s'est opposé, en son temps, à ce qu'Israël prospecte et creuse des puits dans les territoires occupés d'Égypte ou du Sinaï. En l'occurrence, nous verrons bien si l'Amérique restera fidèle à ses principes. Le juriste R. Dobie Langenkamp, de l'Université de Tulsa, concluait récemment que les États-Unis pourraient puiser à même les revenus pétroliers ou gaziers irakiens « pour payer les coûts d'occupation, mais non ceux de la guerre ». On joue encore ici sur les mots : la modernisation des puits actuels coûtera en effet des milliards de dollars !
Les discriminés
L'Iran, l'Égypte, la Turquie, la Jordanie, et Israël réclameront aussi leur part du gâteau. En réalité, sous le couvert de l'établissement de la démocratie, on cherchera à satisfaire les uns et les autres dans le cadre d'un régime fédéral. Or, la démocratie ne s'exporte pas comme des oranges. Et il est encore plus aisé d'établir une démocratie qu'une fédération. Washington, à tort ou à raison, voit un avantage à régionaliser le conflit, avec l'espoir que les uns et les autres y trouveront leur compte. Il faudra faire des concessions à l'Iran dans le sud du pays où vivent en majorité des populations chiites.
Dans le nord où prédominent les Kurdes, la question du partage des revenus pétroliers de la région de Kirkouk, depuis des décennies reluquée par la Turquie, est encore loin d'être réglée, mais il ne serait pas étonnant que la Turquie y obtienne des droits de prospection et de forage. Pour sa part, Israël veut faire augmenter son aide américaine de quelques milliards de dollars; la Jordanie et l'Égypte réclament aussi d'importantes compensations pour perte de revenus touristiques.
Mais que de calculs aléatoires dans la chronique de cette guerre annoncée ! Il y a ici trois retours de l'histoire. Le premier est que les États-Unis sont devenus les Prussiens du XXIe siècle : en préparant soigneusement une guerre limitée et de courte durée, on fait passer au premier plan les intérêts de Washington. Le second est le caractère autoprophétique (self fulfilling prophecy) de l'aventure. En invoquant la menace de destruction massive pour justifier une intervention, on risque effectivement de la faire naître, un peut partout en Europe et aux États-Unis.
Enfin, la guerre, que l'on croyait morte, se dresse à nouveau contre les derniers souffles du désespoir : le terrorisme. Quel désastre de la pensée humaine dans toute cette affaire ! À supposer même que Saddam Hussein mérite le pire des châtiments, les lois de la raison nous indiquent que contre un fou le plus fort devrait être le plus sage !
Fin
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