Le Devoir, Montréal, Édition du mercredi, 19 mars 2003, page A9 – chronique.


LA DÉFAITE DU DROIT
Michel Venne


Descripteurs : Irak (pays), Gouvernement, Forces armées, guerre

On l'a dit : la guerre annoncée en Irak est le résultat d'un fiasco diplomatique. C'est aussi une défaite pour le droit international.

La modernité s'est construite sur la promesse d'un ordre social et politique non plus fondé sur l'arbitraire des puissants ni sur la contrainte des traditions mais sur une norme universelle : la raison. Le système international s'est articulé de même, depuis la Deuxième Guerre mondiale, à partir d'un ensemble de normes, de règles et de balises dont l'Organisation des Nations unies est le principal gardien.

Aujourd'hui,
les États-Unis imposent leur volonté par la force, au mépris du droit. Le professeur Donat Pharand, de l'Université d'Ottawa, a bien montré hier, dans ces pages, en quoi une attaque unilatérale des États-Unis, en l'absence d'agression armée ou de menace imminente contre ce pays, contrevient à la Charte des Nations unies. Cette guerre sera « illégale ».

Le cas d'une attaque contre l'Irak est patent. Mais
les Américains ne s'en sont pas tenus à stigmatiser le régime du dictateur Saddam Hussein. Ils ont constitué en doctrine une attitude que des spécialistes américains qualifient de « néo-impériale ».

C'est en septembre 2002 que George W. Bush a justifié une intervention contre «l'axe du mal», au premier chef contre l'Irak, par la notion de « guerre préventive » (preemptive war) qu'on retrouve dans le document The National Security Strategy of the United States. Le président américain a repris cet argument lundi soir dans son discours à la nation et au monde. Les États-Unis vont frapper les premiers, a-t-il expliqué, avant que l'Irak n'utilise des armes de destruction massive contre les Américains.

Or cette doctrine, machinée par les faucons du Pentagone au nom de la lutte contre le terrorisme, heurte de front les principes onusiens. Sauf en situation expresse de légitime défense, un État n'a pas le droit d'user non seulement de la force mais même de la menace d'employer la force contre un autre pays.


Bush n'exclut pas d'agir de la même manière contre toute autre nation hostile à la politique américaine et qui serait soupçonnée de posséder des armes ou d'abriter des réseaux terroristes. Ses intentions débordent le cas irakien.

La doctrine de la « guerre préventive », qui serait appliquée ouvertement pour la première fois en Irak, rendrait caducs les principes constitutifs des Nations unies. Les normes qui président à la construction, depuis 50 ans, d'un ordre international fondé sur la stabilité volent en éclats. La plus grande puissance militaire du monde décide de son propre chef non seulement de bafouer la loi internationale mais de récrire le droit.

Selon John Ikenberry, professeur de géopolitique à l'université Georgetown, cette notion de guerre préventive s'inspire d'une vision néo-impériale selon laquelle les États-Unis s'arrogent le pouvoir de déterminer les normes, de désigner les menaces, d'utiliser la force et de rendre justice.

C'est une vision, écrit Ikenberry dans Foreign Affairs (septembre-octobre 2002), qui remet en question les notions mêmes de souveraineté et d'intégrité territoriales, qui sont parmi les fondements du droit international. Puisque les groupes terroristes ne peuvent pas être dissuadés d'agir contre les États-Unis (ils sont prêts à mourir pour leur cause), les Américains croient n'avoir d'autre choix que d'être prêts à intervenir n'importe où et n'importe quand pour détruire la menace de façon préventive. Comme les terroristes ne respectent pas les frontières, les Américains non plus. Les pays qui abritent volontairement ou non ou qui sont soupçonnés d'abriter des terroristes perdent la jouissance de leur souveraineté.

Si la notion de guerre préventive est tolérée, la souveraineté devient plus absolue pour les États-Unis alors que celle des autres pays devient conditionnelle; pour avoir le droit de l'exercer, ceux-ci doivent se conformer aux normes fixées par les Américains.

La doctrine de la guerre préventive est insoutenable car elle fait éclater tout cadre de référence pour l'usage de la force dans le système international. Une fois que les États-Unis l'auront mise en oeuvre, comment le pays de George W. Bush pourra-t-il empêcher d'autres États belliqueux d'en faire autant ? Voudrait-il que ce droit puisse être invoqué par l'Inde, le Pakistan, la Chine ou la Russie contre leurs voisins ? Le droit à l'attaque préventive vient cautionner les exactions israéliennes dans les territoires palestiniens. En outre, cette politique pourrait fort bien encourager des États hostiles à accélérer leurs programmes d'armement pour dissuader les États-Unis d'employer la force préventivement contre eux.

C'est pourquoi le ballet diplomatique ne peut pas être terminé. Le droit international, avec les institutions multilatérales, est la seule protection dont jouissent les pays de taille moyenne ou les petits pays, comme le Canada (et comme le Québec le serait s'il était souverain), contre les tentations hégémoniques des grands. Le droit crée la justice entre inégaux. L'action américaine en Irak sera illégale et son geste doit être condamné. La communauté internationale doit au moins refuser de lui reconnaître quelque légitimité.

Les Américains devront bien un jour revenir dans le chemin du droit. Ce sont eux qui ont inventé l'expression « États voyous ». Ils se comportent aujourd'hui comme des voyous. Rester hors la loi leur vaudrait de cautionner les agissements illégaux de régimes barbares. La prolifération des armes de destruction massive et le terrorisme international forcent la communauté mondiale à revoir ses règles de sécurité. Mais cette opération ne peut être menée à bien dans un vacuum. En attendant le droit nouveau, le droit actuel doit être défendu bec et ongles.

vennem@fides.qc.ca

Michel Venne est directeur de L'Annuaire du Québec chez Fides.


Fin
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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue