Le Devoir, Montréal, Édition du lundi, 24 mars 2003, page B6 – Éthique et religion.

La lutte contre les dictatures

Y a-t-il d'autres solutions que la guerre préventive ?
Jean-Claude Leclerc
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal

Mots clés : Irak (pays), États-Unis (pays), Gouvernement, Forces armées, guerre Plusieurs motifs ont été imputés au président George W. Bush et à son allié britannique, Tony Blair, dans leur guerre contre Saddam Hussein: pétrole, Israël, volonté de puissance, voire électoralisme. En dernière analyse, même si divers intérêts s'y mêlent, un facteur prédomine: la peur qu'un tel régime déstabilise un jour la région ou aille jusqu'à ourdir un autre 11 septembre.



L'Irak, certes, n'avait plus les moyens d'attaquer à nouveau l'Iran ni même d'envahir un petit pays comme le Koweït. Par contre, l'argent tiré du pétrole lui permettait de mettre au point des armes dévastatrices et d'en faire usage, non plus ouvertement, mais par la voie d'organisations terroristes. Les États-Unis connaissent bien, pour l'avoir pratiquée, cette tactique du recours à un tiers plus ou moins clandestin.

Saddam n'a-t-il pas été, avec ses missiles et ses gaz mortels, un des instruments de Washington dans l'encerclement de la révolution khomeyniste ? Ses «armes de destruction massive» n'étaient guère contestées à cette époque. À l'inverse, si l'Iran, craignant non sans raison une agression de l'Irak, avait alors, dans un geste de «défense préventive», frappé en premier, les États-Unis l'auraient-ils accepté ? On peut en douter, bien que Washington se fasse maintenant le champion de cette doctrine.

Bien avant le 11 septembre, le camp républicain des faucons avait inscrit Bagdad sur la liste des régimes à abattre. Toutefois, George W. Bush, héritier de son père, n'en aurait pas fait nécessairement une priorité. L'événement du 11 septembre a bouleversé les choses. L'attaque avait visé au cœur des États-Unis : Washington, le Pentagone et New York. L'opération aurait pu s'appeler Choc et stupeur ! Même le plus isolationniste des présidents aurait été condamné à changer de politique.

Sans cette attaque -- prévisible en haut lieu, mais totalement inattendue de la population -- le terrorisme et les États qui le protègent n'auraient pu prendre l'importance qu'on leur donne depuis. En tout cas, pas aux États-Unis. Oussama ben Laden y aura opportunément procuré la légitimité qui manquait à la «guerre préventive» que d'aucuns prônaient déjà.

Cette doctrine, qui rompt avec les principes du droit international, n'est pas nouvelle. Ni sans précédent. Le renversement d'un pouvoir démocratique au Guatemala puis au Chili -- tout comme la « sale guerre » des militaires d'Argentine -- ne visait-il pas à défendre préventivement l'Amérique latine de l'invasion du communisme ?

Même des gens qui n'avaient rien de subversif furent alors liquidés pour avoir été, vingt ans plus tôt, simples membres d'un groupe d'opposition. Certains prétendront avoir ainsi prévenu une révolution, mais le prix à payer fut aussi, encore aujourd'hui, la chute de quelques démocraties.

Le cas d'Israël

Au Proche-Orient, la « légitime défense préventive » a été pratiquée par Israël. La propagande veut que les Arabes aient déclenché toutes les guerres que l'État hébreu a dû livrer. En réalité, seules la guerre d'Indépendance (1947-49) et celle du Yom Kippour (1973) lui furent imposées. Les trois autres ont été des guerres israéliennes délibérées et... préventives.

Un premier ministre, Menahem Begin, s'en est expliqué, en 1982, au National Defence College (dans un discours que le Jerusalem Post a publié) :

- En 1956 -- lors de l'attaque franco-britannique sur le canal de Suez -- « nous avions un choix, dit Begin. La raison d'aller en guerre alors était le besoin de détruire les fedayins, qui ne représentent pas un danger pour l'existence de l'État ». (Le gouvernement aurait aimé aussi garder Gaza, «la partie libérée de la patrie», note-t-il, citant Ben Gourion. Washington l'obligea à rétrocéder ce territoire).

- En 1967, le pays n'était pas obligé, non plus, d'aller en guerre. Les concentrations de troupes égyptiennes dans le Sinaï « ne prouvent pas que Nasser était réellement sur le point de nous attaquer », dit Begin. « Nous devons être honnêtes avec nous-mêmes. Nous avons décidé de l'attaquer. » Le cabinet d'unité nationale fut unanime : « Nous allons prendre l'initiative et attaquer l'ennemi, le faire reculer, et ainsi assurer la sécurité d'Israël et l'avenir de la nation. »

- Quant à la guerre de 1982 au Liban -- bien que les actions terroristes n'aient « pas été une menace pour l'existence de l'État » -- l'intervention visait à protéger les simples citoyens d'Israël. Le combat à Beyrouth allait bientôt prendre fin et, promet Begin, « nous aurons une longue période de paix. Il n'y a aucun autre pays autour qui soit capable de nous attaquer ».

Deux décennies plus tard, on est à même de mesurer les résultats de ces attaques préventives. Israël est toujours sur un pied de guerre face aux « terroristes » de l'intérieur et aux pays qui les appuient. Rares sont les pays arabes qui rejettent de nos jours l'État hébreu; par contre, dans le monde musulman, la haine d'Israël croît de jour en jour.

D'autres guerres préventives à venir

Les guerres préventives de Washington et de Londres produiront-elles des fruits moins amers ? Il est permis d'en douter à voir les remous que l'attaque sur l'Irak suscite tant dans les milieux politiques que parmi les populations.

Le problème de la prévention se posera donc encore après l'invasion de l'Irak. L'Iran et la Corée du nord n'ont pas été retirés de l'« axe du mal ». Et d'autres États pourraient s'ajouter à la liste.

Au reste, malgré l'ampleur des manifestations pacifistes, l'option de la guerre est plus acceptée qu'on ne le pense. Des pays comme le Canada, qui désapprouvent l'action anglo-américaine, l'auraient approuvée pour peu qu'elle obtienne l'aval des Nations unies. Pourtant, une guerre faite sous les auspices de l'ONU n'est pas moins dévastatrice. Les citoyens, aussi, sont pas mal plus nombreux à manifester contre le président Bush qu'ils ne l'ont été contre Saddam Hussein au temps de ses crimes. Si la guerre est inacceptable, que faire d'autre qui soit efficace ?

Ottawa défend avec raison le recours aux institutions des Nations unies. Mais, en matière de prévention, le bilan de la communauté internationale n'est pas reluisant. Le refus de Washington de collaborer avec l'ONU y est pour quelque chose, mais aussi la présence de gouvernements bornés, faibles ou corrompus. Au Rwanda comme en ex-Yougoslavie, des populations entières en ont payé le prix.

Quels moyens prendre pour en finir avec ces petites dictatures aux grandes ambitions ?

- Une force de police internationale devrait permettre de traduire en justice les fauteurs de guerre et de violation des droits de l'homme. Ils n'auraient plus alors la possibilité de s'en tirer avec une retraite dorée à Miami ou sur la Côte d'Azur.

- On devrait faire un crime de l'activité des banques qui servent de receleurs à ces prédateurs. Privés des moyens de tirer profit des dépouilles de leurs peuples et de leurs voisins, bien des Saddam perdraient le goût du pouvoir et la tentation d'agresser autrui.

- De même, de vrais embargos sur les armes, les produits stratégiques, les possibilités de circulation seraient de nature, sinon à convertir ces psychopathes en démocrates, du moins à réduire leurs moyens de consolider leur pouvoir et de menacer la sécurité des autres pays.

À plus long terme, cependant, une question plus difficile se posera : comment prévenir, autrement que par la violence, les agressions d'une grande puissance ?

Fin
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Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 06 avril 2003 16:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue