- Le Devoir, Montréal, Édition du samedi 29 et du dimanche 30 mars 2003, page B 5 idées.
Une guerre aux effets pervers.
Gil Courtemanche, journaliste.
Mots clés : Irak (pays), guerre, effets pervers
« Dommages collatéraux » pour les États-Unis. Depuis la faillite de la guerre du Vietnam et la fin des dictatures en Amérique latine, les Américains ont tenté, parfois avec succès, de faire disparaître de tous les murs de la planète le symbolique graffiti « Yankee, go home ! ».
Quelques mois d'une diplomatie bulldozer et une semaine de guerre ont annihilé tous ces efforts. Jamais depuis les images tragiques des victimes du napalm au Vietnam le sentiment antiaméricain n'a été aussi répandu sur la planète. La Maison-Blanche ne s'attendait pas à gagner un concours de popularité, mais jamais elle n'avait prévu une telle levée de boucliers partout dans le monde, même chez ceux à qui elle prétend apporter liberté et démocratie.
Partout dans les démocraties occidentales, les protestations contre la guerre ont servi de catalyseur au rassemblement et à la consolidation de la société civile et des forces progressistes. Largement animée par les militants de la lutte antimondialisation, la montée pacifiste consolide en même temps celle de la lutte contre le néolibéralisme largement associé à la politique de domination américaine. Cette symbiose est là pour durer.
Dans certains pays européens, la fracture entre les gouvernements et la population n'a jamais paru aussi évidente. C'est le cas en particulier de l'Italie et de l'Espagne, deux alliés inconditionnels de Washington dans cette guerre. Dans ces deux pays, la victoire de Berlusconi et d'Aznar avait laissé l'opposition de gauche en lambeaux. La mobilisation contre la guerre a redonné une nouvelle vigueur à ces partis. De manière plus générale, un sondage publié dimanche dans le New York Times tend à démontrer que l'antiaméricanisme n'a jamais été aussi dominant en Europe. Ce n'est pas une image qui va s'effacer par magie.
Au Québec, la mobilisation pacifiste a constitué un tournant historique. Ici aussi, largement issue de la mouvance antimondialisation, elle a fait la démonstration des capacités de mobilisation de la société civile. L'efficacité de cette large coalition vient aussi accroître la vigueur du mouvement antimondialisation. Dans l'ampleur historique de ces manifestations, il y a aussi des leçons à retenir pour ceux qui rêvent d'une force de gauche populaire.
Solidarité arabe
La stratégie américaine prétend que l'existence d'une démocratie en Irak comporterait un effet de dominos qui entraînerait le reste de la région sur cette voie. Or, autre « dommage collatéral » pour les États-Unis, c'est exactement le contraire qui risque de se produire. Certains de pouvoir transformer Saddam Hussein en un ogre dont on applaudirait la chute, ils ont sous-estimé ou complètement ignoré la solidarité arabe dans les populations et la cohésion religieuse dans le monde musulman. Quand des Marines américains font le coup de feu dans Nadjaf ou Karbala, comme c'est le cas aujourd'hui, ils tuent des Arabes et souillent le sol de deux des villes les plus sacrées de la mouvance chiite sur la planète. Dans le monde arabe, Hussein n'a jamais été perçu comme un héros et un modèle, mais les bombes américaines transforment le peuple irakien en peuple martyr. D'ailleurs, même en Irak « libéré », on fait la même comparaison que dans le monde arabe : les Américains veulent faire de ce pays une nouvelle Palestine, une autre terre martyre occupée par l'infidèle. Ce sursaut instinctif de solidarité géographique ou religieuse a deux effets pervers pour les alliés américains dans la région.
D'abord, au lieu d'étayer le discours des partisans de la démocratie dans les sociétés arabes ou musulmanes, il nourrit en effet celui des éléments les plus conservateurs et de la propagande islamiste radicale. L'invasion des impies donne de nouvelles munitions aux forces les plus réactionnaires de la région et renforce les oppositions radicales. On le voit en Iran où, dans la population, la solidarité chiite est plus forte que la haine de l'ennemi des années 80. On le constate aussi en Égypte et en Jordanie. Ensuite, l'agression américaine souligne encore plus brutalement la fracture profonde qui existe entre les populations arabes ou musulmanes et leurs dirigeants dictatoriaux.
Le risque d'un recul
Ces deux effets pervers, loin de consolider les maigres avancées de la démocratie, risquent bien de la faire reculer encore plus. En poussant des centaines de milliers de citoyens dans le camp des islamistes, la guerre américaine forcera ses alliés comme l'Égypte. l'Arabie Saoudite ou l'Égypte à toujours plus de répression et de dictature.
Quant au conflit israélo-palestinien, que Washington pense pouvoir résoudre plus facilement après la disparition de Saddam, nous assistons là à un baroud publicitaire qui ne peut faire illusion. Pendant des années, tout ce que les Américains proposeront dans la région sera mesuré à l'aune de leur invasion d'une terre arabe et musulmane.
Peu importe l'issue de cette guerre, l'unilatéralisme américain a fait émerger un sentiment d'antiaméricanisme si profond et si généralisé dans le monde que Washington en paiera encore le prix, bien après que le président Bush aura été renvoyé dans son ranch pour s'adonner à des journées de prière et de jeûne. Voilà des « dommages collatéraux » plus difficiles à mesurer mais tout aussi profonds que ceux causés par les bombes.
Fin
Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 06 avril 2003 16:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue