Le Devoir, Montréal, édition du jeudi 3 avril 2003, page A-6 - Libre opinion.

La politique insensée
du président Bush

Alain Touraine
Sociologue - L'auteur présente aujourd'hui la grande conférence Gérard-Parizeau à l'Université de Montréal.

À travers les événements de la guerre qui se succèdent de plus en plus rapidement à mesure que s'approche la phase centrale, il faut apercevoir le caractère presque inouï, presque sans précédent, de la situation créée par le triomphe, au moins provisoire, du plan de transformation du monde inspiré par Dieu au président des États-Unis, qui se donne la mission de faire triompher le bien sur le mal.

Les guerres, comme la politique, ont toujours été, par le passé, liées à des intérêts, à des rapports de force et à des luttes pour le pouvoir. La guerre actuelle n'a au contraire ni cause, ni effet définissable, ni, finalement, de raison d'être identifiable. Le discours tenu par le président Bush sur la menace représentée par l'Irak ne tient pas devant la disproportion des forces entre ce pays et les États-Unis.

Le pouvoir américain, rejetant avec arrogance mais aussi dans les contradictions les plus évidentes l'intervention des Nations unies, agit aujourd'hui non pas seulement de manière unilatérale mais au nom d'une situation qui n'est rien d'autre que le reflet de son propre langage. Ceux qui croient expliquer cette guerre par la défense du pétrole se trompent. Cette guerre est aussi arbitraire que l'a été la création du monde par Dieu.

Quelle transformation en quelques mois ! Hier encore, on ne parlait que de mondialisation économique, et les partisans comme les adversaires de celle-ci, à Davos comme à Porto Allegre, annonçaient le triomphe de l'économie sur la politique, de la société civile sur l'État. Or, après le 11 septembre 2001 et pour des raisons qui dépassent l'événement, l'économie a perdu son rôle central, maintenant occupé par la guerre et l'affirmation de la mission de l'État américain. Du même coup, les États-Unis, pays où l'espace public a toujours été animé par des débats, des conflits et des innovations, a plongé dans le silence durable, que commencent seulement à rompre les manifestants qui défilent dans les grandes villes, silence qui ne laisse entendre d'autre discours que celui du pouvoir qui invente, qui produit la réalité, sans que celle-ci ait la moindre consistance en dehors de ce discours.

Jusqu'à quand cette disparition de la société, de la politique et de l'histoire peut-elle durer ? Jusqu'à quand le gouvernement américain se refusera-t-il à entendre les critiques de l'opinion mondiale et en particulier européennes ? Jusqu'à quand le silence sera-t-il gardé sur l'après-guerre en Irak et dans tout le Moyen-Orient, Palestine et Israël compris ? On comprend ceux qui souhaitent rendre aux Nations unies le rôle que les États-Unis leur ont enlevé en les associant à la reconstruction du pays dévasté. Mais on peut leur objecter que l'intervention internationale se placerait forcément à l'intérieur d'un protectorat militaire américain qui imposera ses décisions à ceux qui ne sont pas appuyés sur la force d'État.

L'essentiel est donc d'accélérer autant que possible le réveil de la société et donc de la politique, plongées dans l'obscurité et le silence imposé par un président aussi catégorique dans ses jugements que mal élu. Et c'est ici que la voix des pays européens et aussi celle du Canada ou de l'Australie peuvent se faire entendre, d'autant plus qu'elles circulent plus rapidement qu'autrefois, grâce surtout à Internet, et font communiquer ensemble toutes les parties de l'espace public aujourd'hui réduit à être l'écho de la parole du président. La responsabilité des intellectuels est grande.

Trop souvent, au cours des dernières décennies, ils se sont enfermés dans la nostalgie des combats passés et des débats dépassés. Il faut aujourd'hui qu'ils aident à comprendre à la fois la puissance des forces destructrices ainsi que la nature des nouveaux acteurs et des nouvelles protestations qui prennent forme, en particulier dans la société américaine.

Nous ne devons pas nous laisser enfermer à l'intérieur du discours du président; nous devons rompre le silence qui s'est imposé au Parti démocrate comme aux médias américains pendant un temps beaucoup trop long. Nous avons déjà constaté que les événements démentaient les discours officiels antérieurs.

Il faut maintenant lutter de plus en plus activement contre l'esprit même du politique qui a voulu faire disparaître les initiatives, les débats et les conflits de la société civile pour ne laisser subsister que le discours d'un État absolu appuyé aussi, ne l'oublions pas, sur le recul des libertés publiques. Déjà, l'opinion américaine marque ses réserves face à une guerre qui n'a aucun sens visible; il n'est pas impossible qu'elle abandonne plus vite que prévu le président Bush, aussi vite au moins qu'elle a accepté son grand dessein de transformation eschatologique du monde. L'événement principal n'est pas la lutte d'un géant contre un nain : elle est l'écrasement par le discours du pouvoir absolu de la politique, de la puissance, de toutes les idées, de toutes les analyses, de tous les débats qui forment la vie même d'une démocratie.

Fin
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Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 06 avril 2003 16:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue