Le Devoir, Montréal, Édition du mardi 15 avril 2003, page A 11- idées

Les vrais gagnants de la guerre

La reconquête de l'Irak est une étape dans une opération de plus grande envergure pour consolider la suprématie totale des États-Unis dans la région

Pierre Beaudet, Directeur d'Alternatives

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Reuters : Un soldat américain monte la garde devant des installations pétrolières irakiennes. La reconquête implique la mainmise américaine sur les ressources, notamment le pétrole : la Heritage Foundation, un think tank de droite étroitement lié à l’administration, propose de « privatiser » le pétrole irakien, pour détruire une fois pour toutes la possibilité pour l’État irakien de maîtriser son destin.]

Malgré les déclarations du président Bush, il est peu probable que l'Irak conquise par l'armée américaine entre rapidement dans une ère de paix et de prospérité. Le régime de Saddam Hussein, qui est tombé comme un château de cartes, était certes arrivé au bout de son souffle et, comme prévu, l'armada américaine n'a eu aucune peine à le renverser. Mais au fur et à mesure que les débats au sein de l'administration Bush sortent au grand jour, on se rend compte que le « plan de match » pour l'Irak n'inclut pas vraiment une perspective claire pour démocratiser ce pays. La reconquête de l'Irak est alors vue comme une étape dans une opération de plus grande envergure pour consolider la suprématie totale des États-Unis dans la région.

Dans les journaux « sérieux » des États-Unis comme le New York Times ou le Washington Post, on parle de plus en plus du conflit qui s'envenime entre le département d'État et le Pentagone au sujet de l'avenir de l'Irak. Pour le Pentagone, les ambitions sont plus claires et plus simples. Il s'agit de mettre en place une administration américaine pour et par des Américains.

La « ré-ingénierie » du Moyen-Orient se fera dans la destruction des États et des sociétés en place, et ce sera une oeuvre de longue haleine que les États-Unis devront mener d'un bout à l'autre, quitte à trouver quelques Irakiens «de service» pour constituer une façade plus acceptable. Le candidat numéro un pour ce rôle est Ahmed Shalabi, « président » (non élu) du «Conseil national irakien», un regroupement de personnalités et de partis politiques irakiens (même Shalabi, aussi larbin qu'il peut être, trouve que Donald Rumsfeld va un peu trop loin dans son projet de colonisation et il voudrait avoir un peu plus d'autonomie).

À part la vision globalisante de ce projet, il faut aussi noter ses aspects économiques. La reconquête implique la mainmise américaine sur les ressources, notamment le pétrole : la Heritage Foundation, un think tank de droite étroitement lié à l'administration, propose de «privatiser» le pétrole irakien, pour détruire une fois pour toutes la possibilité pour l'État irakien de maîtriser son destin.

Des multinationales américaines sont en ligne pour prendre le contrôle dans tous les secteurs, (éducation, santé, énergie, etc.). L'Irak deviendrait le « modèle » de l'État rêvé par les tenants de l'ultra-libérale aux États-Unis et dans le monde. Pour marquer le point en Irak, le projet implique enfin une offensive sans limite et de longue durée contre plusieurs autres pays et sociétés de la région, à commencer par la Syrie et l'Iran, mais même contre des alliés traditionnels des États-Unis comme l'Arabie Saoudite et la Jordanie.

Le département d'État pour sa part estime que le projet des super faucons pourrait être néfaste à long terme pour les États-Unis. Selon Colin Powell, ce n'est pas réaliste de prétendre ainsi « réinventer » une société et un pays et inévitablement à plus long terme, il y aura une révolte.

Ce point de vue est d'ailleurs appuyé par deux joueurs inhabituels, l'armée et la CIA, qui connaissent mieux le terrain que les « idéologues » autour de Donald Rumsfeld. Ils savent notamment que l'opposition irakienne, notamment les partis implantés dans la communauté chiite et parmi les Kurdes, ne voudra pas facilement jouer le rôle de supplétifs de l'armée américaine. Ils connaissent l'histoire de l'Irak qui est faite de grandes révoltes contre la domination coloniale. Ils ont peur enfin de devoir se confronter ad vitam æternam à l'Union européenne, la Russie, la Chine et à d'autres puissances.

Dans ce contexte, le secrétaire d'État Powell préfère un mandat sur l'Irak plus limité, de courte durée, approuvé par l'ONU, concerté avec l'Union européenne, et menant à terme à la mise en place d'une administration irakienne autonome, qui devrait accepter de fonctionner dans les grandes lignes de la stratégie américaine dans la région.

Car l'option «modérée» de Powell est quand même bien inscrite dans une stratégie impériale américaine. Ce sont les modalités de cette stratégie plutôt que ses principes qui sont l'objet du débat.

La question palestinienne

Depuis le début de la guerre contre l'Irak, le président Bush a annoncé qu'il entendait « régler » le conflit israélo-palestinien. On l'a même entendu se prononcer en faveur de la création d'un État palestinien. Il est donc prévisible que le plan élaboré à l'été dernier par les États-Unis conjointement avec l'Union européenne, l'ONU et la Russie (le quartet) revienne sur la table, bien qu'il soit également probable que ce plan soit édulcoré davantage.

En gros, le projet consiste à imposer des « réformes » à l'Autorité nationale palestinienne (marginalisation de Yasser Arafat, répression des mouvements palestiniens radicaux, mise en place d'une administration plus transparente), en échange de la création d'un l'État indépendant sur une partie des territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza.

De plusieurs manières, les États-Unis espèrent imposer aux Palestiniens ce qu'ils avaient refusé en 2001 (lors des négociations entreprises par l'ex-président Bill Clinton), ce qui concrètement veut dire l'abandon des revendications palestiniennes sur une partie importante des territoires occupés (dont Jérusalem-Est), ainsi que l'élimination de tout espoir quant au droit de retour des populations palestiniennes réfugiées en dehors de la Palestine depuis 1948 et 1967.

Washington voudrait donc procéder à cette «ré-ingénierie» de la Palestine en forçant le leadership palestinien à exclure une grande partie de sa propre population et à accepter un État segmenté en territoires discontinus, en bref, un bantoustan palestinien.

Fait à noter et dans le sillon de la militarisation de la région, Ariel Sharon et l'establishment politique israélien voudraient aller encore plus loin que cette bantoustanisation. Ils espèrent forcer, par les mesures extrêmement répressives et l'étranglement économique de la Palestine, un véritable exode de la population palestinienne, une «purification ethnique» par étapes.

D'après des compilations non officielles, on estime d'ailleurs que plus de 100 000 Palestiniens ont quitté les territoires depuis deux ans, tant la vie est insupportable sous les coups de boutoir de l'armée israélienne et des colons et qui se sont multipliés depuis le début de l'aventure américaine contre l'Irak.

Le leadership israélien espère profiter de la guerre actuelle de plusieurs autres façons. Certes, un grand coup est porté contre le monde arabe dans son ensemble, déjà très affaibli et divisé, mais maintenant pratiquement anéanti dans le sillon de la conquête de l'Irak. Ariel Sharon rêve du moment où la «phase deux» sera amorcée contre la Syrie et l'Iran, ce qui lui permettrait probablement d'affirmer sa domination sur le Liban et la Jordanie.

Parallèlement, Sharon et les ultra-faucons du département d'État américain voudraient voir l'Irak post-Saddam devenir l' « allié stratégique » d'Israël dans la région. Ils espèrent par exemple réhabiliter un vieux pipeline qui avait été construit en 1948 entre la ville irakienne de Mossoul et le grand port israélien d'Haiffa, ce qui permettrait donc à Israël de capter une partie du pétrole irakien.

Les tempêtes sont à venir

La conquête de l'Irak n'aura probablement été qu'une étape, certes importante, dans une stratégie beaucoup plus globale, qu'avaient d'ailleurs esquissée Paul Wolfowitz et Richard Perle, deux des principaux conseillers du président Bush, à l'époque où ils animaient le projet pour un « nouveau siècle américain » («The New American Century»). La pierre angulaire de cette proposition est d'assurer la domination américaine sur le monde par une stratégie essentiellement militaire, parce que les États-Unis dominent totalement ce terrain actuellement (l'Union soviétique n'est plus, l'Union européenne continue de balbutier, la Chine est loin derrière).

Il s'agit donc de « verrouiller » le monde et en particulier les régions stratégiques comme le Moyen-Orient de façon à empêcher tout compétiteur éventuel de se renforcer. Des guerres « préventives » sont alors envisagées contre quiconque représenterait une menace éventuelle.

En plus du Moyen-Orient, il faut assurer la même domination américaine sur l'Asie centrale (riche de pétroles et aux confluents de l'Eurasie), les Balkans (flanc sud de l'Europe) et l'Asie de l'Est, notamment pour empêcher la Chine de devenir une superpuissance. Une fois le Moyen-Orient « stabilisé », le conflit pourrait se déplacer vers la Corée du Nord, dominée par une déclinante dictature, un autre «ennemi facile» pour Washington et qui permettrait aux États-Unis de se redéployer dans cette région.

Fin
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Dernière mise à jour de cette page le Mardi 15 avril 2003 20:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue