Le Devoir, Montréal, Édition du jeudi, 15 mai 2003, page A7 Idées.
Pour les États-Unis
Le libre-échange, arme de la quatrième guerre mondiale
Dorval Brunelle
Professeur au département de sociologie de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), directeur du Groupe de recherche sur l'intégration continentale (GRIC) et auteur de Dérive globale (Éditions du Boréal, 2003).
Courriel: brunelle.dorval@uqam.ca
Lors d'une conférence prononcée par César Gaviria à la Conférence de Montréal et rapportée dans Le Devoir du 6 mai, le secrétaire général de l'Organisation des États américains (OEA) aurait soutenu que les négociations visant à mettre sur pied une zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) seraient en péril même si les échéanciers serrés prévus au départ sont encore et toujours respectés.
M. Gaviria ne semble pas avoir tenu compte de la nouvelle politique commerciale de la Maison-Blanche ni du rôle des négociations bilatérales dans lesquelles les États-Unis sont engagés avec leurs partenaires dans les Amériques, deux éléments qui pourraient remettre en question le prétendu échec annoncé de la ZLEA.
La référence à la quatrième guerre mondiale n'a rien à voir, dans ce contexte-ci, avec la prise de position assumée par l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et par le sous-commandant Marcos le 1er janvier 1994 quand, du fond de la forêt lacandone, ils se sont insurgés contre l'entrée en vigueur de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Selon l'ancien directeur de la CIA, R. James Woolsey, « la quatrième guerre mondiale commence le 11 septembre 2001. [Depuis lors,] l'Amérique n'est pas seulement engagée dans une mission d'autodéfense mais dans une campagne sacrée afin de sauvegarder les idéaux de la démocratie ».
La fin de la troisième guerre mondiale, c'est-à-dire de la guerre froide, parce qu'elle a commencé l'année du bicentenaire de la Révolution française, a alimenté une euphorie qui a dérobé à l'opinion publique un débat de société alors en cours aux États-Unis, qui opposait deux interprétations parfaitement incompatibles du rôle que le vainqueur devait assumer dans le contexte d'un monde désormais unipolaire.
D'un côté, il y avait tous ceux qui défendaient l'idée selon laquelle les États-Unis devaient dorénavant assumer les coûts du maintien de ce bien public universel qu'est la stabilité hégémonique; de l'autre côté, ceux qui prétendaient que la position hégémonique était une position précaire et convoitée qu'il fallait défendre bec et ongles aussi bien contre le relâchement de la vigilance à l'intérieur que contre l'effet de séduction que les compromis politiques pouvaient exercer sur le maintien du statut de première puissance.
L'option dure
On rencontre une première formulation de l'option dure dans un document rédigé par Dick Cheney en 1992, Project for a New American Century (« Projet pour un nouveau siècle américain »), document qui a conduit à la création d'une fondation portant ce nom en 1997. En septembre 2000, la fondation en question publie un document au titre révélateur, Rebuilding America's Defenses - Strategies, Forces And Resources for a New Century («Reconstruire les défenses des États-Unis - Stratégies, forces et ressources pour un siècle nouveau»), qui définit les lignes de force de la politique à venir en quatre temps : 1- l'accroissement des dépenses militaires; 2- le renversement des régimes non conformes; 3- l'abrogation des traités internationaux; 4- le contrôle des sources mondiales d'énergie.
L'expression clé du document intitulé The National Security Strategy of the United States of America -- aussi connu sous le nom de «doctrine Bush», qui a été rendu public en septembre 2002 -- est sans contredit l'idée d'un «internationalisme résolument américain», un oxymoron qui désigne le nouvel unilatéralisme belliqueux qui avait déjà été mis en application pendant la phase 1 de la quatrième guerre mondiale contre l'Afghanistan et qui l'a de nouveau été lors du déclenchement de la phase 2 contre l'Irak.
Quant au volet commercial de la doctrine, il fait l'objet du chapitre VI, intitulé « Ignite a New Era of Global Economic Growth through Free Markets and Free Trade » (« Déclenchons une nouvelle ère de croissance économique à l'échelle mondiale grâce à des marchés libres et au libre-échange »). Le chapitre en question est un plaidoyer en faveur des marchés libres, seuls capables de promouvoir le développement, de lutter contre la pauvreté, de stimuler les réformes économiques et juridiques, de lutter contre la corruption et de promouvoir la liberté.
Mais ce cadre général est vague à souhait et il faut aller regarder ailleurs pour en saisir la portée. Pour ce faire, il convient de consulter le texte de la conférence prononcée par le United States Trade Representative (USTR) devant le National Press Club le 1er octobre 2002. Partant de la stratégie de sécurité nationale diffusée le mois précédent, Robert Zoellick rappelle que le président Bush est résolu à faire avancer le programme commercial des États-Unis sur trois fronts : mondial, régional et bilatéral.
Il poursuit en ces termes : « Notre idée est de négocier un ensemble d'accords commerciaux qui se renforcent les uns les autres du fait que les succès obtenus dans l'un puissent se transformer en progrès ailleurs. En opérant sur plusieurs fronts à la fois, cela nous permet de créer une libéralisation compétitive à l'intérieur d'un réseau dont les États-Unis occuperaient le centre. »
Suprématie militaire et libre-échange
Cela signifie que la nouvelle doctrine de sécurité définie et promue par l'administration Bush lie de manière serrée la suprématie militaire et l'expansion mondiale du libre-échange. Il ne faudrait pas que l'agressivité avec laquelle la Maison-Blanche a poursuivi le premier objectif dans la guerre qu'elle a menée contre l'Irak occulte la détermination avec laquelle elle poursuit parallèlement le deuxième objectif dans les négociations en cours dans les Amériques et ailleurs dans le monde.
Dans tous ces cas, l'objectif est clair : afin de renforcer la position des États-Unis au sein d'un réseau d'accords dont ils occuperaient le centre, il s'agit de tout mettre en oeuvre pour défaire la moindre tentative visant à constituer des sous-blocs régionaux, c'est-à-dire visant à renforcer une solidarité économique sud-sud.
Dans le cas de la ZLEA, devant les réticences exprimées par le Brésil depuis l'élection du président Ignacio «Lula» da Silva, qui cherche plutôt à renforcer le MERCOSUL, la stratégie consiste à faire fond sur les négociations commerciales bilatérales avec des partenaires plus complaisants comme le Chili. La même tactique est utilisée, et pour la même raison, face à l'Amérique centrale, avec laquelle la Maison-Blanche cherche actuellement à négocier un accord de libre-échange centre-américain (ALECA) de manière, là aussi, à réduire les oppositions à la ZLEA et à marginaliser encore davantage le rôle du Marché commun centre-américain (MCCA).
La stratégie n'est pas confinée aux Amériques : M. Zoellick a annoncé qu'il prévoyait entamer des négociations avec le Maroc, l'Australie et l'Union douanière d'Afrique australe. Il faut donc voir que les progrès accomplis en l'espace d'à peine quelques mois sont considérables, surtout si on rappelle que l'argument selon lequel les États-Unis étaient demeurés à l'écart des négociations de libre-échange -- tandis que leurs principaux partenaires, dont le Mexique et le Canada, étaient quant à eux parties à plusieurs accords -- avait été souvent évoqué dans le débat entourant l'octroi de l'Autorité de promotion commerciale (APC) au président, en août dernier.
Mais les choses vont encore plus loin. En effet, il n'est pas seulement question de multiplier les négociations d'accords de libre-échange mais également, toujours au nom de la sécurité économique, d'éventuellement rouvrir et de renégocier les termes d'accords existants. Cette fois-ci, la proposition est issue du patron des patrons au Canada, Thomas D'Aquino, qui, dans une conférence prononcée devant le Canadian Council of Chief Executives (CCCE) le 14 janvier dernier, propose ni plus ni moins la réouverture des négociations de libre-échange entre le Canada et les États-Unis, sans le Mexique, afin de «réinventer la frontière» qui sépare les deux pays. Cet euphémisme désigne la mise en place d'une frontière « intelligente », susceptible de lier encore plus étroitement les exigences de sécurité et la « maximisation des efficiences économiques ».
C'est ainsi que la quatrième guerre mondiale risque d'avoir d'importants effets commerciaux sur les économies du globe. En menant leurs guerres saintes au nom de la liberté d'entreprise, les autorités américaines sont en train de lier comme jamais auparavant sécurité et contrôle au détriment des considérations d'ordre humanitaire et environnemental. Dans ce nouveau contexte, le libre-échange représente une composante essentielle de la stratégie d'embrigadement et de contrôle des partenaires des États-Unis d'Amérique.
Fin
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