Le Devoir, Montréal, Édition du jeudi, 22 mai 2003, pages A1 et A8.
Congrès de l'ACFAS
Le suicide emporte huit hommes pour une femme au Québec
Pauline Gravel
Mots clés : Québec (province), Science, Homme, acfas, suicide
Rimouski - En plus de se caractériser par un taux de suicide parmi les plus élevés du monde, le Québec se distingue par un écart marqué entre le nombre d'hommes et de femmes qui s'enlèvent la vie, a souligné Éric Malenfant, de Statistique Canada, dans le cadre du congrès de l'ACFAS qui a lieu cette semaine à Rimouski.
Les jeunes hommes québécois sont huit fois plus nombreux à se suicider que les jeunes femmes québécoises. Un phénomène qui s'observe également en Pologne, en Lituanie et en Irlande, trois pays ayant connu un fort encadrement religieux qui a valorisé les rôles parentaux traditionnels. Lesquels ont volé en éclats ces dernières années en raison de l'effritement de la pratique religieuse et de l'émancipation des femmes.
Depuis 1965, les transformations sociales se sont traduites partout dans le monde par une augmentation des taux de suicide, a rappelé Éric Malenfant. À partir du début des années 1990, ces taux ont graduellement fléchi dans la plupart des pays du monde à l'exception du Québec, où l'ampleur du phénomène n'a cessé de s'accentuer au point où seuls la Russie, la Lituanie, le Kazakhstan et quelques ex-républiques socialistes soviétiques dépassent actuellement les records atteints au Québec.
La distinction québécoise se situe plutôt dans la progression rapide du taux de suicide chez les jeunes hommes, a souligné Éric Malenfant. Alors que trois hommes se suicidaient pour une femme en 1965, cette proportion s'est accrue à près de huit hommes pour une femme. Une tendance qui a aussi rattrapé l'Irlande, la Pologne et la Lituanie, trois pays également frappés par une surmortalité masculine par suicide. «Comme par hasard, il s'agit de trois sociétés comparables au Québec, dans le sens où le clergé a été une institution nationale prégnante dont le mode d'encadrement social a favorisé l'intériorisation des rôles parentaux traditionnels», a proposé comme hypothèse d'interprétation Gilles Gagné, professeur de sociologie à l'Université Laval. « Dans ces pays, la religion a structuré très fortement la signification et les responsabilités des rôles du père pourvoyeur de la cellule familiale et de la mère ménagère au foyer. Or la reproduction de ces rôles est devenue problématique lorsque l'encadrement clérical a disparu et que la place des femmes s'est transformée dans la société. »
Il est en effet plus difficile pour un homme de réaliser son rôle de pourvoyeur alors que les femmes investissent le marché du travail et que règne un climat d'insécurité économique, poursuit le sociologue. « Dans un tel contexte, un jeune homme qui ne trouvera ni travail ni blonde ne saura quel chemin suivre pour devenir un homme, a-t-il dit. D'autant que les hommes n'ont pas tellement de stratégies alternatives. »
Plus récemment, cet écart entre les hommes et les femmes s'est néanmoins rétréci au Québec, a précisé Éric Malenfant. «Non pas parce que le taux de suicide des jeunes hommes a baissé mais parce que celui des jeunes femmes a repris sa progression au début des années 1990. Cet accroissement des taux de suicide des femmes de 15 à 29 ans au cours des années 1990 n'a pas été observé ailleurs au Canada», a-t-il indiqué avant d'ajouter que la Chine est le seul endroit au monde où les femmes se suicident plus que les hommes.
Autre particularité relevée par le spécialiste de Statistique Canada : les taux de suicide les plus bas s'observent dans les grandes agglomérations du Québec, dont Montréal et Laval. « On a souvent attribué ces faibles taux urbains au fait que les immigrants, qui comptent pour 18 % de la population de Montréal, ont moins tendance à se suicider que les Québécois de souche, ce qui ferait baisser les taux moyens, a-t-il souligné. Quand on soustrait le taux de suicide des jeunes immigrants de 15 à 29 ans, qui atteint environ 7 par 100 000, on note que 18 suicides par 100 000 habitants surviennent dans le noyau urbain et ses proches banlieues alors qu'on en répertorie près de 29 par 100 000 dans les petites villes et la campagne. »
Le facteur urbain semble donc avoir un effet négatif sur le suicide contrairement à ce qu'on observait il y a plus de trente ans, a souligné Gilles Gagné. « En 1930, le taux de suicide était plus élevé dans les villes que dans les campagnes, a rappelé Éric Malenfant. Mais avec l'urbanisation croissante, le foyer de la vie sociale se serait déplacé de la campagne vers la ville et aurait ainsi inversé la géographie du suicide. »
Le statisticien a relevé un autre triste record. Alors que le Québec compte pour le quart de la population carcérale canadienne, 60 % des suicides enregistrés dans des centres de détention provinciaux surviennent au Québec, a-t-il fait remarquer.
Ce taux particulièrement élevé de suicides chez les jeunes hommes semble vraisemblablement lié à des facteurs culturels propres aux Canadiens français car François Boudreau, de l'Université laurentienne de Sudbury, a observé que dans le nord-est de l'Ontario les suicides étaient plus fréquents dans les municipalités à dominance francophone. « Même à Sudbury, une agglomération comprenant 33 % de francophones, la majorité des personnes qui se suicident sont des jeunes hommes de langue française âgés de 30 à 39 ans, a-t-il souligné. Dans ce groupe d'âge, on compte en effet 25 suicides par 100 000 habitants. Et les hommes sont dix fois plus souvent les victimes que les femmes de ces suicides. »
Fin
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