Revue Science et vie, avril 1985, nº 811, pp. 42 à 46

SOCIOLOGIE

LE SUICIDE:
AFFAIRE MOINS PRIVÉE
QU'ON LE PENSE

par Gérard MORICE


Cent ans d'études statistiques donnent raison à Durkheim, le père de la sociologie. Le suicide est bien un fait social. Plus que d'une décision individuelle, l'intention de se donner la mort relève de causes socio-économiques ; elle est réglée dans les saisons et dans la semaine, par les rythmes sociaux.


Le suicide semble être un acte strictement privé, personnel, ne relevant que de la volonté de l'individu, diminué par un choc affectif, la perte d'un emploi, un revers de fortune, le remords, le dégoût de la vie, la dépression, la maladie mentale ou la souffrance physique. Pourtant, la statistique moderne indique que le suicide ne se réduit pas à un événement psychologique et individuel, et qu'il existe une relation constante et mesurable entre le phénomène pris dans son ensemble (les 12 000 suicides qui ont lieu chaque année en France) et les grandes caractéristiques de la vie sociale (statut professionnel, statut matrimonial, âge et sexe, saisons, jours de la semaine, rythmes de travail/repos, conjoncture économique, religion ...).

« La simple addition de tous les suicides imprévisibles et individuels fait surgir une réalité nouvelle, en tous points différente des événements singuliers qui la composent : douze mille drames se convertissent en un point d'une courbe continue l'imprévisible entre dans l'ordre de la prévision l'événement échappe au destin individuel pour s'inscrire, au même titre que la production des céréales ou le volume des exportations, parmi les grandeurs collectives qui permettent de décrire une société entière. »

On a ainsi établi que quelqu'un, connaissant le nombre des suicides des trois années précédentes, peut prévoir celui de l'année à venir avec une bonne précision. En 1970, un statisticien a ainsi estimé, en se fondant sur la moyenne des trois années précédentes (7 724 suicides), que le nombre des suicides serait compris entre 7 824 et 7 624. Pronostic exact : on en a dénombré 7 782...

Les données auxquelles nous nous référons dans cet article ont récemment été publiées dans, deux études, rédigées par deux équipes de statisticiens : « Suicide : l'évolution séculaire d'un fait social » et « Suicide et rythmes saisonniers » , publiées dans la revue de l'Institut national de la statistique et des études économiques, Économie et statistiques (nº 168).

La statistique est en effet le meilleur moyen d'étudier le phénomène du suicide. D'une part, parce que celui-ci ne se prête pas à l'observation directe et peu à l'entretien. Et parce que les enquêtes, menées par certains psychiatres ou suicidologues auprès de personnes ayant survécu à une tentative de suicide, ont toujours montré que tentatives et suicides consommés constituent deux faits distincts, non seulement par le résultat, mais aussi par les caractéristiques des populations concernées. Ainsi, de beaucoup majoritaires parmi les tentatives de suicide, les femmes et les jeunes sont pourtant les catégories où l'on dénombre le moins de suicides effectifs.

La méthode statistique fut employée il y a un peu moins de cent ans par Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie. Dans son ouvrage Le Suicide, publié en 1897, Durkheim établissait pour la première fois les relations entre le taux de suicides et d'autres caractéristiques sociales. Observation toujours valable : les facteurs choisis par Durkheim comme références n'ont changé que dans la mesure où les valeurs sociales ont changé. Le rapport suicide-société est le même.

Durkheim avait montré que :

Pour Durkheim,
le concept d'intégration explique ces résultats, la famille se présentant comme le modèle réduit de la société. La famille protège du suicide, puisque les gens mariés se suicident moins que les personnes seules, célibataires, veuves ou divorcés. « Mais le lien entre un homme et une femme n'est pas l'essentiel. Tout tient à la taille de la famille. Famille nombreuse, famille solide, famille solidaire, famille cohérente : la famille relie fortement les uns aux autres les individus qui la composent. Elle les intègre et du même coup les protège. Une société (une famille, une nation, une religion, un village) n'existe que dans la mesure où elle maintient son unité entre les différences individuelles. Et une société protège d'autant plus du suicide qu'elle est plus cohérente. »

En un siècle qu'est-ce qui a changé par rapport aux observations de Durkheim ?

Citadin au XIXe siècle, le suicide est devenu rural. Pour toutes les tranches d'âges, le taux de suicide atteint aujourd'hui son maximum dans les communes rurales, son minimum à Paris. Entre ces deux extrêmes, une tendance à la décroissance du taux de suicide en fonction de la taille de l'agglomération.


Explication : l'évolution des valeurs sociales, qui orientent les comportements. « Au XIXe siècle, urbanisation et industrialisation se développent dans un univers fondamentalement pénétré de valeurs paysannes. Le citadin est un déraciné ; sur le quai de la gare Montparnasse, le Breton perd sa foi et un peu de son identité. Mais au XXe siècle, surtout après 1945, c'est une civilisation urbaine qui s'organise autour du foyer, confortable et équipé, et autour des formes modernes de loisirs comme le cinéma, puis la télévision, et des départs en vacances. Parallèlement, le paysan " empaysanné " devient un marginal ; non seulement il ne part pas en vacances, mais il éprouve aussi les plus grandes difficultés à se marier, les villageoises quittant la campagne pour rallier les valeurs dominantes de la civilisation. »

Les départements où le suicide a baissé (voir carte ci-dessous) sont ainsi les départements industriels et tertiaires, où coexistent toutes les ressources de la sociabilité moderne (université, administration, loisirs) : Alpes-Maritimes, Rhône, Paris, Bouches-du-Rhône, Isère. La France méridionale échappe à la marginalisation de la France paysanne de l'Ouest et du Centre, le Midi faisant depuis toujours coexister culture paysanne et culture urbaine. On retrouve ici la notation de Durkheim : le suicide est septentrional. L'opposition entre le Nord et le Sud se maintient, le suicide reculant dans les départements urbains et riches (Bassin parisien, façade méditerranéenne), restant élevé dans le Nord-Est et en Normandie et bas dans le Sud-Ouest, progressant en Bretagne et dans les départements du Centre.


La variation saisonnière du suicide a épousé les nouveaux rythmes de notre vie sociale. Le suicide est affecté d'importantes variations selon les mois de l'année et les jours de la semaine. Mais ces variations ne sont pas celles que beaucoup imaginent. « Contrairement à l'intuition première qui tend à associer le suicide aux saisons froides, humides et brumeuses, voire à l'ennui distillé par les "sombres dimanches", le suicide est plus fréquent au printemps et en été qu'en automne et en hiver, en début de semaine que pendant les week-ends. »

Là aussi, pour Durkheim, il n'existait pas de relations statistiques entre la température et la distribution des suicides, le suicide n'augmentait pas en fonction de la température et, s'il était sensible au climat, c'était davantage aux variations du climat social qu'à celles des baromètres ou des thermomètres qu'il fallait s'intéresser.


Les statistiques modernes lui donnent raison même si, depuis un siècle, la nature saisonnière du suicide s'est modifiée, d'abord en s'estompant, puis le taux de mai dépassant celui de juin, enfin de juillet et surtout d'août qui enregistre une diminution notable, suivie d'une reprise en septembre.

Diminution d'amplitude saisonnière, baisse des suicides au mois d'août : pour les chercheurs de l'INSEE, il est clair que les deux tendances renvoient à des modifications profondes des rythmes de la vie économique et sociale.


« Une société scolarisée, électrifiée, industrialisée et urbanisée comme la nôtre est beaucoup moins sensible au rythme des saisons qu'un pays en majorité rural, où plus de la moitié de la population était occupée dans l'agriculture et le bâtiment. »

« Dans une société de ce type, c'est d'abord la nature en tant que facteur de production qui imprime ses rythmes à la vie collective : les saisons y sont fortement marquées et l'activité ne s'y dépense pas de façon uniforme. L'hiver est pour la campagne une période de repos et de repli sur la vie familiale et la maison. Dès le printemps, au contraire, l'activité reprend pour culminer au mois de juin, juillet et août. A l'opposé, ce dernier mois est celui du sommeil économique et scolaire de notre société : la plupart des entreprises ferment leurs portes et celles qui restent ouvertes ne fonctionnent qu'au ralenti ; c'est le mois des congés: on s'y suicide moins. »


LA VIE EST PLUS SUPPORTABLE PENDANT LES VACANCES...


Quatre faits démontrent cette théorie.
Le premier est que la diminution des suicides en juillet et août n'apparaît qu'avec la généralisation des congés payés. Le second est que, pour les agriculteurs et salariés agricoles, dont la vie professionnelle reste soumise au rythme des quatre saisons, qui partent peu en vacances et pour lesquels les mois d'été représentent même les périodes de pleine activité, l'écart entre décembre et juin est le plus marqué ; aucune chute des suicides ne s'observe au mois d'août, aucune reprise non plus en septembre. Le troisième est que toutes les personnes âgées et retraitées, pour qui le mois d'août est un mois comme les autres, et qui échappent au rythme de l'alternance travail/vacances, s'y suicident autant et non pas moins qu'un autre mois. Quatrième fait, enfin : c'est chez les jeunes de moins de 25 ans et parmi les habitants des grandes villes, surtout de la région parisienne, ceux qui connaissent les taux de départ en vacances les plus élevés, que la diminution du nombre des suicides au mois d'août et même en juillet est la plus sensible.

Le travail serait-il " suicidogène " ? On serait tenté de le conclure, le suicide diminuant pendant les vacances. Une autre explication paraît pourtant plus sérieuse aux chercheurs de l'INSEE : les périodes de vacances ne se réduisent pas à une simple cessation de travail. L'environnement économique et social, les modes de vie, les relations entre les personnes se transforment aussi. L'ensemble de la société est organisé d'une autre façon que pendant le reste de l'année : on ne produit plus, on consomme ; à la sociabilité contrainte et formelle du bureau et de l'usine, succède un type de relations plus informel avec des amis. C'est le moment d'une plus grande disponibilité des individus pour la vie familiale. À preuve : aujourd'hui c'est en mai que la natalité est la plus forte ; or, les naissances de mai renvoient à une conception en août. « Les rythmes sociaux agissent donc à un niveau très profond, puisqu'ils parviennent à orienter des comportements aussi fondamentaux que ceux qui donnent la vie et la mort. Il est remarquable que le point haut de la courbe des variations saisonnières de la conception coïncide avec le point bas de celle des suicides. »


Rythme hebdomadaire: on se suicide de plus en plus le lundi.

Durkheim n'observait qu'une simple diminution des suicides les vendredis, samedis ci dimanches. Cela reste vrai, et c'est devenu encore plus net. La fréquence des suicides décroît régulièrement du début à la fin de la semaine (tendance reflétant une anticipation à court terme de la période de détente), alors que la distribution des autres décès présente un profil parfaitement uniforme, le contingent du lundi étant parfaitement moyen. Ce qui prouve que le "choc du lundi" n'est pas lié à un retard d'enregistrement des décès, les bureaux d'état civil étant fermés les samedis et dimanches. Autre preuve : ce pic du lundi ne s'observe pas pour les petits commerçants, qui se suicident plus souvent le mardi que les autres jours (17,6 % de plus que la moyenne des autres de la semaine) : la plupart des boutiques et des magasins fermant le lundi, le mardi est aux commerçants ce que le lundi est aux autres actifs, le jour de la reprise du travail après le congé hebdomadaire.


Comme pour les rythmes saisonniers, c'est l'alternance des périodes de travail et de congé qui est en cause, ainsi qu'en témoignent les observations sur les semaines comportant des jours fériés. On se suicide moins les lundis de Pâques et de Pentecôte, qui sont chômés ; ces semaines-là, c'est la mardi qu'on se suicide le plus. De même que l'on observe des recrudescences les vendredis qui suivent les jeudis de l'Ascension. Il faut voir dans ces phénomènes une conséquence de la coupure de plus en plus franche entre les cinq premiers jours de la semaine et le week-end. « Les samedis et les dimanches sont à la semaine ce que le mois d'août est à l'année : dominance de l'univers familial, détente, loisirs. Hypothèse confirmée par le fait que les personnes les moins isolées socialement reflètent, pour le dimanche, les taux de suicide les plus faibles (12,3 % des suicides de ce jour-là pour les mariés, 13 % pour les veufs et divorcés, 14 % pour les célibataires).



Hypothèse renforcée par un autre fait, qui ne concerne que les femmes : alors que, pour les hommes, le taux de suicide décroît à mesure que la semaine s'écoule, du lundi au dimanche, l'ordre des jours est, pour les femmes, modifié sur un seul point : lundi, mardi, jeudi, vendredi, mercredi, samedi, dimanche. Cela depuis que les femmes ont la charge des enfants le mercredi ; avant 1972, le jour de congé hebdomadaire des enfants était le jeudi et le taux de suicide féminin s'établissait ainsi par ordre décroissant : lundi, mardi, mercredi, vendredi, jeudi, samedi, dimanche.


Comment expliquer que la tendance au suicide baisse tout au long de la semaine et remonte le lundi ? Par l'existence d'un rythme hebdomadaire où l'on anticipe à court terme la période de détente. Quels que soient les pays, des expressions courantes, en vigueur sur le lieu de travail, manifestent que le poids des différents jours de la semaine est évalué en fonction de leur distance au samedi : "Ça va comme un lundi" ; " Thank God, it's Friday !" (Dieu merci, c'est déjà vendredi “ ! ”), soit "Ça ira mieux demain", etc...

Restent deux points à éclaircir : d'abord
le taux de suicides féminins nettement inférieur à celui des suicides masculins. La diminution du suicide féminin pendant les jours de vacances scolaires soulignait 'l'importance de la famille. Sur ce plan, les statuts sociaux masculin et féminin sont nettement différents. C'est évident pour la femme mariée et la mère de famille, auxquelles incombe l'essentiel de la socialisation quotidienne des enfants et du couple (invitations, visites, correspondance). Mais cela vaut aussi pour la veuve, la femme divorcée ou la femme célibataire. « Car la femme est toujours liée avec plus de force que l'homme à la famille dont elle est issue. L'homme est avant tout rattaché aux gens de sa génération et à son univers professionnel (copains d'école, camarades de travail, collègues) ; la femme, elle, assure la continuité d'une génération à l'autre : elle n'est jamais déchargée d'obligations de famille. L'autonomie masculine à cet égard comporte en contrepartie plus de risques de solitude et conduit plus souvent au suicide. »


L'âge, ensuite. Comment expliquer l'augmentation du taux de suicide avec l'âge, quelles que soient les catégories socioprofessionnelles ? C'est que, pas plus que le sexe, l'âge ne se réduit à une réalité biologique ou psychologique : il est aussi, et peut-être surtout, le support de statuts sociaux. La déchéance sociale est pourtant loin d'être la même dans tous les milieux : ainsi dans l'univers des cadres, vieillir, c'est accroître ses pouvoirs et ses revenus, passer du statut d'emprunteur au statut de propriétaire, voire de prêteur.



Les statisticiens de l'INSEE observent qu'il est peut-être illusoire de ne compter l'âge qu'à partir de la naissance ; il faut raisonner aussi en espérance de vie et compter en quelque sorte l'âge d'un homme à partir de sa mort. C'est-à-dire que l'adolescent et le sexagénaire qui se suicident ne sacrifient pas la même quantité d'existence ; le sexagénaire, lui, abrège simplement son existence. « Si donc l'on se tue plus facilement quand on est plus âgé, ce n'est point parce que la vie pèse davantage, mais parce que le sacrifice à faire est plus léger. La quantité d'existence est pensée dans les termes d'expériences effectives à vivre, d'enfants et petits-enfants à naître, d'anniversaires à souhaiter. Face à une situation douloureuse, l'individu n'est pas seulement protégé par son intégration sociale actuelle ; il met dans la balance les relations sociales à venir. Et la mise est plus forte à vingt ans qu'à soixante. »



Un siècle après, la statistique moderne, améliorée, perfectionnée dans ses techniques d'analyse, ne dément donc pas les travaux de Durkheim. Certes, le suicide a changé, mais en fonction des changements du régime socio-économique et dans le seul cadre de ce régime.




LE CHÔMAGE
EST-IL SUICIDOGÈNE ?


A toute crise économique, à toute montée du chômage correspond, en France, un accroissement du suicide : ce fut le cas dans les années trente et ce l'est encore aujourd'hui de façon très marquée, où depuis 1976, le taux de suicide ne cesse d'augmenter, principalement celui des hommes.

Il reste pourtant difficile d'établir un strict rapport de causalité directe entre crise économique, chômage et suicide : en Angleterre, où le chômage a plus que doublé entre 1960 et 1979, le taux de suicide est resté constant, ainsi qu'en Italie, où le nombre des chômeurs a été multiplié par 2,5 entre 1970 et 1978.

Pour les chercheurs de l’INSEE, l'influence du chômage sur les individus dépend du milieu dit "primaire » où ils se trouvent insérés, c'est-à-dire de la famille. Selon les cas ou les pays, le chômage peut contribuer à désintégrer la structure familiale, de même qu'à l'opposé, la solidarité des liens familiaux peut constituer un rempart efficace et protéger ses membres d'un geste de désespoir. « Les caractéristiques microsociologiques du milieu primaire jouent donc un rôle de médiation entre des forces relevant de la macrosociologie (crise économique, chômage, guerre ...) et le suicide. »
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Dernière mise à jour de cette page le Lundi 01 octobre 2007 18:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue