387-235-CH: Défis sociaux
et transformation des sociétés
Cours de sociologie
Plan du site
Page d'accueil
Défis sociaux Sociologie Autres guides Plan du site Accueil Page d'accueil centrale

Leçon 3: L'interrogation sociologique. Le cas du suicide de Durkheim (1897)

Émile Durkheim, Le suicide (1897)

Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Émile Durkheim (1897), Le suicide. Étude de sociologie. Paris : Les Presses universitaires de France, 1967, Deuxième édition, 462 pages. Collection : Bibliothèque de philosophie contemporaine.
Livre III: Du suicide comme phénomène social en général. Chapitre I: « L'élément social du suicide » (pp. 333 à 368)

Texte intégral du chapitre I du Livre III (pp. 333 à 368 du livre)

Livre III: Du suicide comme phénomène social en général.
Chapitre I: « L'élément social du suicide » (pp. 333 à 368)

Télécharger le texte de l'introduction du Suicide de Durkheim
le texte en format Word 2001 à télécharger: un fichier de 24 pages de 124 K.
le texte en format pdf à télécharger : un fichier de 24 pages de 217 K.
Cliquez ici pour accéder au texte intégral du livre Le suicide de Durkheim, ou ici pour accéder à la bibliothèque virtuelle Les Classiques des sciences sociales, une collection fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, sociologue, en collaboration avec la bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi.


Maintenant que nous connaissons les facteurs en fonction desquels varie le taux social des suicides, nous pouvons préciser la nature de la réalité à laquelle il correspond et qu'il exprime numériquement.

I


Les conditions individuelles dont on pourrait, a priori, supposer que le suicide dépend, sont de deux sortes.

Il y a d'abord la situation extérieure dans laquelle se trouve placé l'agent. Tantôt les hommes qui se tuent ont éprouvé des chagrins de famille ou des déceptions d'amour-propre, tantôt ils ont eu à souffrir de la misère ou de la maladie, tantôt encore ils ont à se reprocher quelque faute morale, etc. Mais nous avons vu que ces particularités individuelles ne sau-raient expliquer le taux social des suicides ; car il varie dans des proportions considérables, alors que les diverses combinaisons de circonstances, qui servent ainsi d'antécédents immédiats aux suicides particuliers, gardent à peu près la même fréquence relative. C'est donc qu'elles ne sont pas les causes déterminantes de l'acte qu'elles précèdent. Le rôle important qu'elles jouent parfois dans la délibération n'est pas une preuve de leur efficacité. On sait, en effet, que les délibérations humaines, telles que les atteint la conscience réfléchie, ne sont souvent que de pure forme et n'ont d'autre objet que de corroborer une résolution déjà prise pour des raisons que la conscience ne connaît pas.

D'ailleurs, les circonstances qui passent pour causer le suicide parce qu'elles l'accompagnent assez fréquemment, sont en nombre presque infini. L'un se tue dans l'aisance, et l'autre dans la pauvreté; l'un était malheureux en ménage et l'autre venait de rompre par le divorce un mariage qui le rendait malheureux. Ici, un soldat renonce à la vie après avoir été puni pour une faute qu'il n'a pas commise ; là, un criminel se frappe dont le crime est resté impuni. Les événements de la vie les plus divers et même les plus contradictoires peuvent également servir de prétextes au suicide. C'est donc qu'aucun d'eux n'en est la cause spécifique. Pour-rons-nous du moins attribuer cette causalité aux caractères qui leur sont communs à tous ? Mais en est-il ? Tout au plus peut-on dire qu'ils consistent généralement en contrariétés, en chagrins, mais sans qu'il soit possible de déterminer quelle intensité la douleur doit atteindre pour avoir cette tragique conséquence. Il n'est pas de mécompte dans la vie, si insignifiant soit-il, dont on puisse dire par avance qu'il ne saurait, en aucun cas, rendre l'existence intolérable ; il n'en est pas davantage qui ait cet effet nécessairement. Nous voyons des hommes résister à d'épouvantables malheurs, tandis que d'autres se suicident après de légers ennuis. Et d'ailleurs, nous avons montré que les sujets qui peinent le plus ne sont pas ceux qui se tuent le plus. C'est plutôt la trop grande aisance qui arme l'homme contre lui-même. C'est aux époques et dans les classes où la vie est le moins rude qu'on s'en défait le plus facilement. Du moins, si vraiment il arrive que la situation personnelle de la victime soit la cause efficiente de sa résolution, ces cas sont certainement très rares et, par conséquent, on ne saurait expliquer ainsi le taux social des suicides.


Aussi ceux-là mêmes qui ont attribué le plus d'influence aux conditions individuelles les ont-ils moins cherchées dans ces incidents extérieurs que dans la nature intrinsèque du sujet, c'est-à-dire dans sa constitution biologique et parmi les concomitants physiques dont elle dépend. Le suicide a été ainsi présente comme le produit d'un certain tempérament, comme un épisode de la neurasthénie, soumis à l'action des mêmes facteurs qu'elle. Mais nous n'avons découvert aucun rapport immédiat et régulier entre la neurasthénie et le taux social des suicides. Il arrive même que ces deux faits varient en raison inverse l'un de l'autre et que l'un est à son minimum au même moment et dans les mêmes lieux où l'autre est à son apogée. Nous n'avons pas trouvé davantage de relations définies entre le mouvement des suicides et les états du milieu physique qui passent pour avoir sur le système nerveux le plus d'action, comme la race, le climat, la température. C'est que, si le névropathe peut, dans de certaines conditions, manifester quelque disposition pour le suicide, il n'est pas prédestiné à se tuer nécessairement ; et l'action des facteurs cosmiques ne suffit pas à déterminer dans ce sens précis les tendances très générales de sa nature.

Tout autres sont les résultats que nous avons obtenus quand, laissant de côté l'individu, nous avons cherché dans la nature des sociétés elles-mêmes les causes de l'aptitude que chacune d'elles a pour le suicide. Autant les rapports du suicide avec les faits de l'ordre biologique et de l'ordre physique étaient équivoques et douteux, autant ils sont immédiats et constants avec certains états du milieu social. Cette fois, nous nous sommes enfin trouvé en présence de lois véritables, qui nous ont permis d'essayer une classification méthodique des types de suicides. Les causes sociologiques que nous avons ainsi déterminées nous ont même expliqué ces concordances diverses que l'on a souvent attribuées à l'influence de causes matérielles, et où l'on a voulu voir une preuve de cette influence. Si la femme se tue beau-coup moins que l'homme, c'est qu'elle est beaucoup moins engagée que lui dans la vie collective ; elle en sent donc moins fortement l'action bonne ou mauvaise. Il en est de même du vieillard et de l'enfant, quoique pour d'autres raisons. Enfin, si le suicide croît de janvier à juin pour décroître ensuite, c'est que l'activité sociale passe par les mêmes variations saisonnières. Il est donc naturel que les différents effets qu'elle produit soient soumis au même rythme et, par suite, soient plus marqués pendant la première de ces deux périodes : or, le suicide est l'un d'eux.

De tous ces faits il résulte que le taux social des suicides ne s'explique que sociologique-ment. C'est la constitution morale de la société qui fixe à chaque instant le contingent des morts volontaires. Il existe donc pour chaque peuple une force collective, d'une énergie déterminée, qui pousse les hommes à se tuer. Les mouvements que le patient accomplit et qui, au premier abord, paraissent n'exprimer que son tempérament personnel, sont, en réalité, la suite et le prolongement d'un état social qu'ils manifestent extérieurement.

Ainsi se trouve résolue la question que nous nous sommes posée au début de ce travail. Ce n'est pas par métaphore qu'on dit de chaque société humaine qu'elle a pour le suicide une aptitude plus ou moins prononcée : l'expression est fondée dans la nature des choses. Chaque groupe social a réellement pour cet acte un penchant collectif qui lui est propre et dont les penchants individuels dérivent, loin qu'il procède de ces derniers. Ce qui le constitue, ce sont ces courants d'égoïsme, d'altruisme ou d'anomie qui travaillent la société considérée, avec les ten-dances à la mélancolie langoureuse ou au renoncement actif ou à la lassitude exaspérée qui en sont les conséquences. Ce sont ces tendances de la collectivité qui, en pénétrant les individus, les déterminent à se tuer. Quant aux événements privés qui passent généralement pour être les causes prochaines du suicide, ils n'ont d'autre action que celle que leur prêtent les dispositions morales de la victime, écho de l'état moral de la société. Pour s'expliquer son détachement de l'existence, le sujet s'en prend aux circonstances qui l'entourent le plus immé-diatement ; il trouve la vie triste parce qu'il est triste. Sans doute, en un sens, sa tristesse lui vient du dehors, mais ce n'est pas de tel ou tel incident de sa carrière, c'est du groupe dont il fait partie. Voilà pourquoi il n'est rien qui ne puisse servir de cause occasionnelle au suicide. Tout dépend de l'intensité avec laquelle les causes suicidogènes ont agi sur l'individu.


II

D'ailleurs, à elle seule, la constance du taux social des suicides suffirait à démontrer l'ex-ac-titude de cette conclusion. Si, par méthode, nous avons cru devoir réserver jusqu'à présent le problème, en fait, il ne comporte pas d'autre solution.

Quand Quételet signala à l'attention des philosophes (1) la surprenante régularité avec laquelle certains phénomènes sociaux se répètent pendant des périodes de temps identiques, il crut pouvoir en rendre compte par sa théorie de l'homme moyen, qui est restée, d'ailleurs, la seule explication systématique de cette remarquable propriété. Suivant lui, il y a dans chaque société un type déterminé, que la généralité des individus reproduit plus ou moins exactement, et dont la minorité seule tend à s'écarter sous l'influence de causes perturbatrices. Il y a, par exemple, un ensemble de caractères physiques et moraux que présentent la plupart des Français, mais qui ne se retrouvent pas au même degré ni de la même manière chez les Italiens ou chez les Allemands, et réciproquement. Comme, par définition, ces caractères sont de beaucoup les plus répandus, les actes qui en dérivent sont aussi de beaucoup les plus nombreux ; ce sont eux qui forment les gros bataillons. Ceux, au contraire, qui sont déterminés par des propriétés divergentes sont relativement rares comme ces propriétés elles-mêmes. D'un autre côté, sans être absolument immuable, ce type général varie pourtant avec beaucoup plus de lenteur qu'un type individuel ; car il est bien plus difficile à une société de changer en masse qu'à un ou à quelques individus en particulier. Cette constance se communique naturellement aux actes qui découlent des attributs caractéristiques de ce type ; les premiers restent les mêmes en grandeur et en qualité tant que les seconds ne changent pas, et, comme ces mêmes manières d'agir sont aussi les plus usitées, il est inévi-table que la constance soit la loi générale des manifestations de l'activité humaine qu'atteint la statistique. Le statisticien, en effet, fait le compte de tous les faits de même espèce qui se passent au sein d'une société donnée. Puisque donc la plupart d'entre eux restent invariables tant que le type général de la société ne change pas, et puisque, d'autre part, il change malai-sé-ment, les résultats des recensements statistiques doivent nécessairement rester les mêmes pendant d'assez longues séries d'années consécutives. Quant aux faits qui dérivent des caractères particuliers et des accidents individuels, ils ne sont pas tenus, il est vrai, à la même régularité ; c'est pourquoi la constance n'est jamais absolue. Mais ils sont l'exception ; c'est pourquoi l'invariabilité est la règle, tandis que le changement est exceptionnel.

A ce type général, Quételet a donné le nom de type moyen, parce qu'on l'obtient presque exactement en prenant la moyenne arithmétique des types individuels. Par exemple, si, après avoir déterminé toutes les tailles dans une société donnée, on en fait la somme et si on la divise par le nombre des individus mesurés, le résultat auquel on arrive exprime, avec un degré d'approximation très suffisant, la taille la plus générale. Car on peut admettre que les écarts en plus et les écarts en moins, les nains et les géants, sont en nombre à peu près égal. Ils se compensent donc les uns les autres, s'annulent mutuellement et, par conséquent, n'affectent pas le quotient.

La théorie semble très simple. Mais d'abord, elle ne peut être considérée comme une explication que si elle permet de comprendre d'où vient que le type moyen se réalise dans la généralité des individus. Pour qu'il reste identique à lui-même alors qu'ils changent, il faut que, en un sens, il soit indépendant d'eux ; et pourtant, il faut aussi qu'il y ait quelque voie par où il puisse s'insinuer en eux. La question, il est vrai, cesse d'en être une si l'on admet qu'il se confond avec le type ethnique. Car les éléments constitutifs de la race, ayant leurs origines en dehors de l'individu, ne sont pas soumis aux mêmes variations que lui ; et néanmoins, c'est en lui et en lui seul qu'ils se réalisent. On conçoit donc très bien qu'ils pénètrent les éléments proprement individuels et même leur servent de base. Seulement, pour que cette explication pût convenir au suicide, il faudrait que la tendance qui entraîne l'homme à se tuer, dépendît étroitement de la race ; or nous savons que les faits sont contraires à cette hypothèse. Dira-t-on que l'état général du milieu social, étant le même pour la plupart des particuliers, les affecte à peu près tous de la même manière et, par suite, leur imprime en partie une même physionomie ? Mais le milieu social est essentiellement fait d'idées, de croyances, d'habitudes, de tendances communes. Pour qu'elles puissent imprégner ainsi les individus, il faut donc bien qu'elles existent en quelque manière indépendamment d'eux; et alors on se rapproche de la solution que nous avons proposée. Car on admet implicitement qu'il existe une tendance collective au suicide dont les tendances individuelles procèdent, et tout le problème est de savoir en quoi elle consiste et comment elle agit.

Mais il y a plus ; de quelque façon qu'on explique la généralité de l'homme moyen, cette conception ne saurait en aucun cas rendre compte de la régularité avec laquelle se reproduit le taux social des suicides. En effet, par définition, les seuls caractères que ce type puisse comprendre sont ceux qui se retrouvent dans la majeure partie de la population. Or, le suicide est le fait d'une minorité. Dans les pays où il est le plus développé, on compte tout au plus 300 ou 400 cas sur un million d'habitants. L'énergie que l'instinct de conservation garde chez la moyenne des hommes l'exclut radicalement; l'homme moyen ne se tue pas. Mais alors, si le penchant à se tuer est une rareté et une anomalie, il est complètement étranger au type moyen et, par conséquent, une connaissance même approfondie de ce dernier, bien loin de nous aider à comprendre comment il se fait que le nombre des suicides est constant pour une même société, ne saurait même pas expliquer d'où vient qu'il y a des suicides. La théorie de Quételet repose, en définitive, sur une remarque inexacte. Il considérait comme établi que la constance ne s'observe que dans les manifestations les plus générales de l'activité humaine ; or elle se retrouve, et au même degré, dans les manifestations sporadiques qui n'ont lieu que sur des points isolés et rares du champ social. Il croyait avoir répondu à tous les desiderata en faisant voir comment, à la rigueur, on pouvait rendre intelligible l'invariabilité de ce qui n'est pas exceptionnel; mais l'exception elle-même a son invariabilité et qui n'est inférieure à aucune autre. Tout le monde meurt ; tout organisme vivant est constitué de telle sorte qu'il ne peut pas ne pas se dissoudre. Au contraire, il y a très peu de gens qui se tuent ; dans l'immense majorité des hommes, il n'y a rien qui les incline au suicide. Et cependant, le taux des suicides est encore plus constant que celui de la mortalité générale. C'est donc qu'il n'y a pas entre la diffusion d'un caractère et sa permanence l'étroite solidarité qu'admettait Quételet.

D'ailleurs, les résultats auxquels conduit sa propre méthode confirment cette conclusion. En vertu de son principe, pour calculer l'intensité d'un caractère quelconque du type moyen, il faudrait diviser la somme des faits qui le manifestent au sein de la société considérée par le nombre des individus aptes à les produire. Ainsi, dans un pays comme la France, où pendant longtemps il n'y a pas eu plus de 150 suicides par million d'habitants, l'intensité moyenne de la tendance au suicide serait exprimée par le rapport 150 / 1000 000 = 0,00015 ; et en Angleterre, où il n'y a que 80 cas pour la même population, ce rapport ne serait que de 0,00008. Il y aurait donc chez l'individu moyen un penchant à se tuer de cette grandeur. Mais de tels chiffres sont pratiquement égaux à zéro. Une inclination aussi faible est tellement éloignée de l'acte qu'elle peut être regardée comme nulle. Elle n'a pas une force suffisante pour pouvoir, à elle seule, déterminer un suicide. Ce n'est donc pas la généralité d'une telle tendance qui peut faire comprendre pourquoi tant de suicides sont annuellement commis dans l'une ou l'autre de ces sociétés.

Et encore cette évaluation est-elle infiniment exagérée. Quételet n'y est arrivé qu'en prê-tant arbitrairement à la moyenne des hommes une certaine affinité pour le suicide et en estimant l'énergie de cette affinité d'après des manifestations qui ne s'observent pas chez l'homme moyen, mais seulement chez un petit nombre de sujets exceptionnels. L'anormal a été ainsi employé à déterminer le normal. Quételet croyait, il est vrai, échapper à l'objection en faisant observer que les cas anormaux, ayant lieu tantôt dans un sens et tantôt dans le sens contraire, se compensent et s'effacent mutuellement. Mais cette compensation ne se réalise que pour des caractères qui, à des degrés divers, se retrouvent chez tout le monde, comme la taille par exemple. On peut croire, en effet, que les sujets exceptionnellement grands et exceptionnellement petits sont à peu près aussi nombreux les uns que les autres. La moyenne de ces tailles exagérées doit donc être sensiblement égale à la taille la plus ordinaire : par conséquent, celle-ci est seule à ressortir du calcul. Mais c'est le contraire qui a lieu, s'il s'agit d'un fait qui est exceptionnel par nature, comme la tendance au suicide ; dans ce cas, le procédé de Quételet ne peut qu'introduire artificiellement dans le type moyen un élément qui est en dehors de la moyenne. Sans doute, comme nous venons de le voir, il ne s'y trouve que dans un état d'extrême dilution, précisément parce que le nombre des individus entre lesquels il est fractionné est bien supérieur à ce qu'il devrait être. Mais si l'erreur est pratiquement peu importante, elle ne laisse pas d'exister.

En réalité, ce qu'exprime le rapport calculé par Quételet, c'est simplement la probabilité qu'il y a pour qu'un homme, appartenant à un groupe social déterminé, se tue dans le cours de l'année. Si, sur une population de 100 000 âmes, il y a annuellement 15 suicides, on peut bien en conclure qu'il y a 15 chances sur 100 000 pour qu'un sujet quelconque se suicide pendant cette même unité de temps. Mais cette probabilité ne nous donne aucunement la mesure de la tendance moyenne au suicide ni ne peut servir à prouver que cette tendance existe. Le fait que tant d'individus sur cent se donnent la mort n'implique pas que les autres y soient exposés à un degré quelconque et ne peut rien nous apprendre relativement à la nature et à l'intensité des causes qui déterminent au suicide (2).

Ainsi, la théorie de l'homme moyen ne résout pas le problème. Reprenons-le donc et voyons bien comme il se pose. Les suicidés sont une infime minorité dispersée aux quatre coins de l'horizon ; chacun d'eux accomplit sont acte séparément, sans savoir que d'autres en font autant de leur côté ; et pourtant, tant que la société ne change pas, le nombre des suicidés est le même. Il faut donc bien que toutes ces manifestations individuelles, si indépendantes qu'elles paraissent être les unes des autres, soient en réalité le produit d'une même cause ou d'un même groupe de causes qui dominent les individus. Car autrement, comment expliquer que, chaque année, toutes ces volontés particulières, qui s'ignorent mutuellement, viennent, en même nombre, aboutir au même but. Elles n'agissent pas, au moins en général, les unes sur les autres; il n'y a entre elles aucun concert; et cependant, tout se passe comme si elles exécutaient un même mot d'ordre. C'est donc que, dans le milieu commun qui les enveloppe, il existe quelque force qui les incline toutes dans ce même sens et dont l'intensité plus ou moins grande fait le nombre plus ou moins élevé des suicides particuliers. Or, les effets par lesquels cette force se révèle ne varient pas selon les milieux organiques et cosmiques, mais exclusivement selon l'état du milieu social. C'est donc qu'elle est collective. Autrement dit, chaque peuple a collectivement pour le suicide une tendance qui lui est propre et de laquelle dépend l'importance du tribut qu'il paie à la mort volontaire.

De ce point de vue, l'invariabilité du taux des suicides n'a plus rien de mystérieux, non plus que son individualité. Car, comme chaque société a son tempérament dont elle ne saurait changer du jour au lendemain, et comme cette tendance au suicide a sa source dans la constitution morale des groupes, il est inévitable et qu'elle diffère d'un groupe à l'autre et que, dans chacun d'eux, elle reste, pendant de longues années, sensiblement égale à elle-même. Elle est un des éléments essentiels de la cénesthésie sociale ; or, chez les êtres collectifs comme chez les individus, l'état cénesthésique est ce qu'il y a de plus personnel et de plus immuable, parce qu'il n'est rien de plus fondamental. Mais alors, les effets qui en résultent doivent avoir et la même personnalité et la même stabilité. Il est même naturel qu'ils aient une constance supérieure à celle de la mortalité générale. Car la température, les influences climatériques, géologiques, en un mot, les conditions diverses dont dépend la santé publique, changent beaucoup plus facilement d'une année à l'autre que l'humeur des nations.

Il est, cependant, une hypothèse, différente en apparence de la précédente, qui pourrait tenter quelques esprits. Pour résoudre la difficulté, ne suffirait-il pas de supposer que les divers incidents de la vie privée qui passent pour être, par excellence, les causes déterminantes du suicide, reviennent régulièrement chaque année dans les mêmes proportions ? Tous les ans, dirait-on (3), il y a à peu près autant de mariages malheureux, de faillites, d'ambitions déçues, de misère, etc. Il est donc naturel que, placés en même nombre dans des situations analogues, les individus soient aussi en même nombre pour prendre la résolution qui découle de leur situation. Il n'est pas nécessaire d'imaginer qu'ils cèdent à une force qui les domine; il suffit de supposer que, en face des mêmes circonstances, ils raisonnent en général de la même manière.

Mais nous savons que ces événements individuels, s'ils précèdent assez généralement les suicides, n'en sont pas réellement les causes. Encore une fois, il n'y a pas de malheurs dans la vie qui déterminent nécessairement l'homme à se tuer, s'il n'y est pas enclin d'une autre manière. La régularité avec laquelle peuvent se reproduire ces diverses circonstances ne saurait donc expliquer celle du suicide. De plus, quelque influence qu'on leur attribue, une telle solution ne ferait, en tout cas, que déplacer le problème sans le trancher. Car il reste à faire comprendre pourquoi ces situations désespérées se répètent identiquement chaque année suivant une loi propre à chaque pays. Comment se fait-il que, pour une même société, suppo-sée stationnaire, il y ait toujours autant de familles désunies, autant de ruines économiques, etc. ? Ce retour régulier des mêmes événements selon des proportions constantes pour un même peuple, mais très diverses d'un peuple à l'autre, serait inexplicable, s'il n'y avait dans chaque société des courants définis qui entraînent les habitants avec une force déterminée aux aventures commerciales et industrielles, aux pratiques de toute sorte qui sont de nature à troubler les familles, etc. Or c'est revenir, sous une forme à peine différente, à l'hypothèse même qu'on croyait avoir écartée (4).


III

Mais attachons-nous à bien comprendre le sens et la portée des termes qui viennent d'être employés.

D'ordinaire, quand on parle de tendances ou de passions collectives, on est enclin à ne voir dans ces expressions que des métaphores et des manières de parler, qui ne désignent rien de réel sauf une sorte de moyenne entre un certain nombre d'états individuels. On se refuse à les regarder comme des choses, comme des forces sui generis qui dominent les consciences particulières. Telle est pourtant leur nature et c'est ce que la statistique du suicide démontre avec éclat (5). Les individus qui composent une société changent d'une année à l'autre ; et ce-pen-dant, le nombre des suicidés est le même tant que la société elle-même ne change pas. La population de Paris se renouvelle avec une extrême rapidité ; pourtant, la part de Paris dans l'ensemble des suicides français reste sensiblement constante. Quoique quelques années suffi-sent pour que l'effectif de l'ar-mée soit entièrement transformé, le taux des suicides militaires ne varie, pour une même nation, qu'avec la plus extrême lenteur. Dans tous les pays, la vie collective évolue selon le même rythme au cours de l'année; elle croît de janvier à juillet environ pour décroître ensuite. Aussi, quoique les membres des diverses sociétés europé-ennes ressortissent à des types moyens très différents les uns des autres, les variations saisonnières et même mensuelles des suicides ont lieu partout suivant la même loi. De même, quelle que soit la diversité des humeurs individuelles, le rapport entre l'aptitude des gens mariés pour le suicide et celle des veufs et des veuves est identiquement le même dans les groupes sociaux les plus différents, par cela seul que l'état moral du veuvage soutient partout avec la constitution morale qui est propre au mariage la même relation. Les causes qui fixent ainsi le contingent des morts volontaires pour une société ou une partie de société déterminée doivent donc être indépendantes des individus, puisqu'elles gardent la même intensité quels que soient les sujets particuliers sur lesquels s'exerce leur action. On dira que c'est le genre de vie qui, toujours le même, produit toujours les mêmes effets. Sans doute, mais un genre de vie, c'est quelque chose et dont la constance a besoin d'être expliquée. S'il se maintient invariable alors que des changements se produisent sans cesse dans les rangs de ceux qui le pratiquent, il est impossible qu'il tienne d'eux toute sa réalité.

On a cru pouvoir échapper à cette conséquence en faisant remarquer que cette continuité elle-même était l'œuvre des individus et que, par conséquent, pour en rendre compte, il n'était pas nécessaire de prêter aux phénomènes sociaux une sorte de transcendance par rapport à la vie individuelle. En effet, a-t-on dit, « une chose sociale quelconque, un mot d'une langue, un rite d'une religion, un secret de métier, un procédé d'art, un article de loi, une maxime de morale se transmet et passe d'un individu parent, maître, ami, voisin, camarade, à un autre individu (6) ».


Sans doute, s'il ne s'agissait que de faire comprendre comment, d'une manière générale, une idée ou un sentiment passe d'une génération à l'autre, comment le souvenir ne s'en perd pas, cette explication pourrait, à la rigueur, être regardée comme suffisante (7). Mais la trans-mis-sion de faits comme le suicide et, plus généralement, comme les actes de toute sorte sur lesquels nous renseigne la statistique morale, présente un caractère très particulier dont on ne peut pas rendre compte à si peu de frais. Elle porte, en effet, non pas seulement en gros sur une certaine manière de faire, mais sur le nombre des cas où celle manière de faire est employée. Non seulement il y a des suicides chaque année, mais, en règle générale, il y en a chaque année autant que la précédente. L'état d'esprit qui détermine les hommes à se tuer n'est pas transmis purement et simplement, mais, ce qui est beaucoup plus remarquable, il est transmis à un égal nombre de sujets placés tous dans les conditions nécessaires pour qu'il passe à l'acte. Comment est-ce possible s'il n'y a que des individus en présence ? En lui-même, le nombre ne peut être l'objet d'aucune transmission directe. La population d'aujourd'hui n'a pas appris de celle d'hier quel est le montant de l'impôt qu'elle doit payer au suicide ; et pourtant, c'est exactement le même qu'elle acquittera, si les circonstances ne changent pas.

Faudra-t-il donc imaginer que chaque suicidé a eu pour initiateur et pour maître, en quelque sorte, l'une des victimes de l'année précédente et qu'il en est comme l'héritier moral ? A cette condition seule il est possible de concevoir que le taux social des suicides puisse se perpétuer par voie de traditions inter-individuelles. Car si le chiffre total ne peut être transmis en bloc, il faut bien que les unités dont il est formé se transmettent une par une. Chaque suicidé devrait donc avoir reçu sa tendance de quelqu'un de ses devanciers et chaque suicide serait comme l'écho d'un suicide antérieur. Mais il n'est pas un fait qui autorise à admettre cette sorte de filiation personnelle entre chacun des événements moraux que la statistique enregistre cette année, par exemple, et un événement similaire de l'année précédente. Il est tout à fait exceptionnel, comme nous l'avons montré plus haut, qu'un acte soit ainsi suscité par un autre acte de même nature. Pourquoi, d'ailleurs, ces ricochets auraient-ils régulière-ment lieu d'une année à l'autre ? Pourquoi le fait générateur mettrait-il un an à produire son semblable ? Pourquoi enfin ne se susciterait-il qu'une seule et unique copie ? Car il faut bien que, en moyenne, chaque modèle ne soit reproduit qu'une fois : autrement, le total ne serait pas constant. On nous dispensera de discuter plus longuement une hypothèse aussi arbitraire qu'irreprésentable. Mais, si on l'écarte, si l'égalité numérique des contingents annuels ne vient pas de ce que chaque cas particulier engendre son semblable à la période qui suit, elle ne peut être due qu'à l'action permanente de quelque cause impersonnelle qui plane au-dessus de tous les cas particuliers.

Il faut donc prendre les termes à la rigueur. Les tendances collectives ont une existence qui leur est propre ; ce sont des forces aussi réelles que les forces cosmiques, bien qu'elles soient d'une autre nature ; elles agissent également sur l'individu du dehors, bien que ce soit par d'autres voies. Ce qui permet d'affirmer que la réalité des premières n'est pas inférieure à celle des secondes, c'est qu'elle se prouve de la même manière, à savoir par la constance de leurs effets. Quand nous constatons que le nombre des décès varie très peu d'une année à l'autre, nous expliquons cette régularité en disant que la mortalité dépend du climat, de la température, de la nature du sol, en un mot d'un certain nombre de forces matérielles qui, étant indépendantes des individus, restent constantes alors que les générations changent. Par conséquent, puisque des actes moraux comme le suicide se reproduisent avec une uniformité, non pas seulement égale, mais supérieure, nous devons de même admettre qu'ils dépendent de forces extérieures aux individus. Seulement, comme ces forces ne peuvent être que mora-les et que, en dehors de l'homme individuel, il n'y a pas dans le monde d'autre être moral que la société, il faut bien qu'elles soient sociales. Mais, de quelque nom qu'on les appelle, ce qui importe, c'est de reconnaître leur réalité et de les concevoir comme un ensemble d'énergies qui nous détermi-nent à agir du dehors, ainsi que font les énergies physico-chimiques dont nous subissons l'action. Elles sont si bien des choses sui generis, et non des entités verbales, qu'on peut les mesurer, comparer leur grandeur relative, comme on fait pour l'intensité de courants électri-ques ou de foyers lumineux. Ainsi, cette proposition fondamentale que les faits sociaux sont objectifs, proposition que nous avons eu l'occasion d'établir dans un autre ouvrage (8) et que nous considérons comme le principe de la méthode sociologique, trouve dans la statistique morale et surtout dans celle du suicide une preuve nouvelle et particuliè-rement démonstra-tive. Sans doute, elle froisse le sens commun. Mais toutes les fois que la science est venue révéler aux hommes l'existence d'une force ignorée, elle a rencontré l'incrédulité. Comme il faut modifier le système des idées reçues pour faire place au nouvel ordre de choses et construire des concepts nouveaux, les esprits résistent paresseusement. Cependant, il faut s'entendre. Si la sociologie existe, elle ne peut être que l'étude d'un monde encore inconnu, différent de ceux qu'explorent les autres sciences. Or ce monde n'est rien s'il n'est pas un système de réalités.

Mais, précisément parce qu'elle se heurte à des préjugés traditionnels, cette conception a soulevé des objections auxquelles il nous faut répondre.

En premier lieu, elle implique que les tendances comme les pensées collectives sont d'une autre nature que les tendances et les pensées individuelles, que les premières ont des carac-tères que n'ont pas les secondes. Or, dit-on, comment est-ce possible puisqu'il n'y a dans la société que des individus ? Mais, à ce compte, il faudrait dire qu'il n'y a rien de plus dans la nature vivante que dans la matière brute, puisque la cellule est exclusivement faite d'atomes qui ne vivent pas. De même, il est bien vrai que la société ne comprend pas d'autres forces agissantes que celles des individus ; seulement les individus, en s'unissant, forment un être psychique d'une espèce nouvelle qui, par conséquent, a sa manière propre de penser et de sentir. Sans doute, les propriétés élémentaires d'où résulte le fait social, sont contenues en germe dans les esprits particuliers. Mais le fait social n'en sort que quand elles ont été transfor-mées par l'association, puisque c'est seulement à ce moment qu'il apparaît. L'association est, elle aussi, un facteur actif qui produit des effets spéciaux. Or, elle est par elle-même quelque chose de nouveau. Quand des consciences, au lieu de rester isolées les unes des autres, se groupent et se combinent, il y a quelque chose de changé dans le monde. Par suite, il est naturel que ce changement en produise d'autres, que cette nouveauté engendre d'autres nouveautés, que des phénomènes apparaissent dont les propriétés caractéristiques ne se retrouvent pas dans les éléments dont ils sont composés.

Le seul moyen de contester cette proposition serait d'admettre qu'un tout est qualitativement identique à la somme de ses parties, qu'un effet est qualitativement réductible à la somme des causes qui l'ont engendré ; ce qui reviendrait ou à nier tout changement ou à le rendre inexplicable. On est pourtant allé jusqu'à soutenir cette thèse extrême, mais on n'a trouvé pour la défendre que deux raisons vraiment extraordinaires. On a dit 1° que, « en sociologie, nous avons, par un privilège singulier, la connaissance intime de l'élément qui est notre conscience individuelle aussi bien que du composé qui est l'assemblée des consciences » ; 2° que, par cette double introspection « nous constatons clairement que, l'individuel écarté, le social n'est rien (9) ».

La première assertion est une négation hardie de toute la psychologie contemporaine. On s'entend aujourd'hui pour reconnaître que la vie psychique, loin de pouvoir être connue d'une vue immédiate, a, au contraire, des dessous profonds où le sens intime ne pénètre pas et que nous n'atteignons que peu à peu par des procédés détournés et complexes, analogues à ceux qu'emploient les sciences du monde extérieur. Il s'en faut donc que la nature de la conscience soit désormais sans mystère. Quant à la seconde proposition, elle est purement arbitraire. L'auteur peut bien affirmer que, suivant son impression personnelle, il n'y a rien de réel dans la société que ce qui vient de l'individu, mais, à l'appui de cette affirmation, les preuves font défaut et la discussion, par suite, est impossible. Il serait si facile d'opposer à ce sentiment le sentiment contraire d'un grand nombre de sujets qui se représentent la société, non comme la forme que prend spontanément la nature individuelle en s'épanouissant au dehors, mais comme une force antagoniste qui les limite et contre laquelle ils font effort ! Que dire, du reste, de cette intuition par laquelle nous connaîtrions directement et sans intermédiaire, non seulement l'élément, c'est-à-dire l'individu, mais encore le composé, c'est-à-dire la société ? Si, vraiment, il suffisait d'ouvrir les yeux et de bien regarder pour apercevoir aussitôt les lois du monde social, la sociologie serait inutile ou, du moins, serait très simple. Malheureusement, les faits ne montrent que trop combien la conscience est incompétente en la matière. Jamais elle ne fût arrivée d'elle-même à soupçonner cette nécessité qui ramène tous les ans, en même nombre, les phénomènes démographiques, si elle n'en avait été avertie du dehors. A plus forte raison, est-elle incapable, réduite à ses seules forces, d'en découvrir les causes.


Mais, en séparant ainsi la vie sociale de la vie individuelle, nous n'entendons nullement dire qu'elle n'a rien de psychique. Il est évident, au contraire, qu'elle est essentiellement faite de représentations. Seulement, les représentations collectives sont d'une tout autre nature que celles de l'individu. Nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu'on dise de la sociologie qu'elle est une psychologie, si l'on prend soin d'ajouter que la psychologie sociale a ses lois propres, qui ne sont pas celles de la psychologie individuelle. Un exemple achèvera de faire comprendre notre pensée. D'ordinaire, on donne comme origine à la religion les impressions de crainte ou de déférence qu'inspirent aux sujets conscients des êtres mystérieux et redoutés; de ce point de vue, elle apparaît comme le simple développement d'états individuels et de sentiments privés. Mais cette explication simpliste est sans rapport avec les faits. Il suffit de remarquer que, dans le règne animal, où la vie sociale n'est jamais que très rudimentaire, l'ins-ti-tution religieuse est inconnue, qu'elle ne s'observe jamais que là où il existe une organisation collective, qu'elle change selon la nature des sociétés, pour qu'on soit fondé à conclure que, seuls, les hommes en groupe pensent religieusement. Jamais l'individu ne se serait élevé à l'idée de forces qui le dépassent aussi infiniment, lui et tout ce qui l'entoure, s'il n'avait connu que lui-même et l'univers physique. Même les grandes forces naturelles avec lesquelles il est en relations n'auraient pas pu lui en suggérer la notion ; car, à l'origine, il est loin de savoir, comme aujourd'hui, à quel point elles le dominent; il croit, au contraire, pouvoir, dans de certaines conditions, en disposer à son gré (10). C'est la science qui lui a appris de combien il leur est inférieur. La puissance qui s'est ainsi imposée à son respect et qui est devenue l'objet de son adoration, c'est la société, dont les Dieux ne furent que la forme hypostasiée. La religion, c'est, en définitive, le système de symboles par lesquels la société prend conscience d'elle-même ; c'est la manière de penser propre à l'être collectif. Voilà donc un vaste ensemble d'états mentaux qui ne se seraient pas produits si les consciences particulières ne s'étaient pas unies, qui résultent de cette union et se sont surajoutés à ceux qui dérivent des natures individuelles. On aura beau analyser ces dernières aussi minutieusement que possible, jamais on n'y découvrira rien qui explique comment se sont fondées et déve-loppées ces croyances et ces pratiques singulières d'où est né le totémisme, comment le naturisme en est sorti, comment le naturisme lui-même est devenu, ici la religion abstraite de Iahvé, là le polythéisme des Grecs et des Romains, etc. Or, tout ce que nous voulons dire quand nous affirmons l'hétérogénéité du social et de l'individuel, c'est que les observations précédentes s'appliquent, non seulement à la religion, mais au droit, à la morale, aux modes, aux institutions politiques, aux pratiques pédagogiques, etc., en un mot à toutes les formes de la vie collective (11).

Mais une autre objection nous a été faite qui peut paraître plus grave au premier abord. Nous n'avons pas seulement admis que les états sociaux diffèrent qualitativement des états individuels, mais encore qu'ils sont, en un certain sens, extérieurs aux individus. Même nous n'avons pas craint de comparer cette extériorité à celle des forces physiques. Mais, a-t-on dit, puisqu'il n'y a rien dans la société que des individus, comment pourrait-il y avoir quelque chose en dehors d'eux ?

Si l'objection était fondée, nous serions en présence d'une antinomie. Car il ne faut pas perdre de vue ce qui a été précédemment établi. Puisque la poignée de gens qui se tuent chaque année ne forme pas un groupe naturel, qu'ils ne sont pas en communication les uns avec les autres, le nombre constant des suicides ne peut être dû qu'à l'action d'une même cause qui domine les individus et qui leur survit. La force qui fait l'unité du faisceau formé par la multitude des cas particuliers, épars sur la surface du territoire, doit nécessairement être en dehors de chacun d'eux. Si donc il était réellement impossible qu'elle leur fût extérieure, le problème serait insoluble. Mais l'impossibilité n'est qu'apparente.

Et d'abord, il n'est pas vrai que la société ne soit composée que d'individus ; elle com-prend aussi des choses matérielles et qui jouent un rôle essentiel dans la vie commune. Le fait social se matérialise parfois jusqu'à devenir un élément du monde extérieur. Par exemple, un type déterminé d'architecture est un phénomène social; or il est incarné en partie dans des maisons, dans des édifices de toute sorte qui, une fois construits, deviennent des réalités autonomes, indépendantes des individus. Il en est ainsi des voies de communication et de transport, des instruments et des machines employés dans l'industrie ou dans la vie privée et qui expriment l'état de la technique à chaque moment de l'histoire, du langage écrit, etc. La vie sociale, qui s'est ainsi comme cristallisée et fixée sur des supports matériels, se trouve donc par cela même extériorisée, et c'est du dehors qu'elle agit sur nous. Les voies de communication qui ont été construites avant nous impriment à la marche de nos affaires une direction déterminée, suivant qu'elles nous mettent en relations avec tels ou tels pays. L'enfant forme son goût en entrant en contact avec les monuments du goût national, legs des générations antérieures. Parfois même, on voit de ces monuments disparaître pendant des siècles dans l'oubli, puis, un jour, alors que les nations qui les avaient élevés sont depuis longtemps éteintes, réapparaître à la lumière et recommencer au sein de sociétés nouvelles une nouvelle existence. C'est ce qui caractérise ce phénomène très particulier qu'on appelle les Renaissances. Une Renaissance, c'est de la vie sociale qui, après s'être comme déposée dans des choses et y être restée longtemps latente, se réveille tout à coup et vient changer l'orientation intellectuelle et morale de peuples qui n'avaient pas concouru à l'élaborer. Sans doute, elle ne pourrait pas se ranimer si des consciences vivantes ne se trouvaient là pour recevoir son action ; mais, d'un autre côté, ces consciences auraient pensé et senti tout autrement si cette action ne s'était pas produite.

La même remarque s'applique à ces formules définies où se condensent soit les dogmes de la foi, soit les préceptes du droit, quand ils se fixent extérieurement sous une forme consacrée. Assurément, si bien rédigées qu'elles pussent être, elles resteraient lettre morte s'il n'y avait personne pour se les représenter et les mettre en pratique. Mais, si elles ne se suffisent pas, elles ne laissent pas d'être des facteurs sui generis de l'activité sociale. Car elles ont un mode d'action qui leur est propre. Les relations juridiques ne sont pas du tout les mêmes selon que le droit est écrit ou non. Là où il existe un code constitué, la jurisprudence est plus régulière, mais moins souple, la législation plus uniforme, mais aussi plus immuable. Elle sait moins bien s'approprier à la diversité des cas particuliers et elle oppose plus de résistance aux entreprises des novateurs. Les formes matérielles qu'elle revêt ne sont donc pas de simples combinaisons verbales sans efficacité, mais des réalités agissantes, puisqu'il en sort des effets qui n'auraient pas lieu si elles n'étaient pas. Or, non seulement elles sont extérieures aux consciences individuelles, mais c'est cette extériorité qui fait leurs caractères spécifiques. C'est parce qu'elles sont moins à la portée des individus que ceux-ci peuvent plus difficilement les accommoder aux circonstances, et c'est la même cause qui les rend plus réfractaires aux changements.

Toutefois, il est incontestable que toute la conscience sociale n'arrive pas à s'extérioriser et à se matérialiser ainsi. Toute l'esthétique nationale n'est pas dans les œuvres qu'elle inspire; toute la morale ne se formule pas en préceptes définis. La majeure partie en reste diffuse. Il y a toute une vie collective qui est en libertés ; toutes sortes de courants vont, viennent, circulent dans toutes les directions, se croisent et se mêlent de mille manières différentes et, précisément parce qu'ils sont dans un perpétuel état de mobilité, ils ne parviennent pas à se prendre sous une forme objective. Aujourd'hui, c'est un vent de tristesse et de découragement qui s'est abattu sur la société ; demain, au contraire, un souffle de joyeuse confiance viendra soulever les cœurs. Pendant un temps, tout le groupe est entraîné vers l'individualisme ; une autre période vient, et ce sont les aspirations sociales et philanthropiques qui deviennent prépondé-rantes. Hier, on était tout au cosmopolitisme, aujourd'hui, c'est le patriotisme qui l'emporte. Et tous ces remous, tous ces flux et tous ces reflux ont lieu, sans que les préceptes cardinaux du droit et de la morale, immobilisés par leurs formes hiératiques, soient seulement modifiés. D'ailleurs, ces préceptes eux-mêmes ne font qu'exprimer toute une vie sous-jacente dont ils font partie ; ils en résultent, mais ne la suppriment pas. A la base de toutes ces maximes, il y a des sentiments actuels et vivants que ces formules résument, mais dont elles ne sont que l'enveloppe superficielle. Elles n'éveilleraient aucun écho, si elles ne corres-pon-daient pas à des émotions et à des impressions concrètes, éparses dans la société. Si donc nous leur attribuons une réalité, nous ne songeons pas à en faire le tout de la réalité morale. Ce serait prendre le signe pour la chose signifiée. Un signe est assurément quelque chose ; ce n'est pas une sorte d'épiphénomène surérogatoire ; on sait aujourd'hui le rôle qu'il joue dans le développement intellectuel. Mais enfin ce n'est qu'un signe (12).

Mais parce que cette vie n'a pas un suffisant degré de consistance pour se fixer, elle ne laisse pas d'avoir le même caractère que ces préceptes formulés dont nous parlions tout à l'heure. Elle est extérieure à chaque individu moyen pris à part. Voici, par exemple, qu'un grand danger public détermine une poussée du sentiment patriotique. Il en résulte un élan collectif en vertu duquel la société, dans son ensemble, pose comme un axiome que les intérêts particuliers, même ceux qui passent d'ordinaire pour les plus respectables, doivent s'effacer complètement devant l'intérêt commun. Et le principe n'est pas seulement énoncé comme une sorte de desideratum; au besoin, il est appliqué à la lettre. Observez au même moment la moyenne des individus ! Vous retrouverez bien chez un grand nombre d'entre eux quelque chose de cet état moral, mais infiniment atténué. Ils sont rares, ceux qui, même en temps de guerre, sont prêts à faire spontanément une aussi entière abdication d'eux-mêmes. Donc, de toutes les consciences particulières qui composent la grande masse de la nation, il n'en est aucune par rapport à laquelle le courant collectif ne soit extérieur presque en totalité, puisque chacune d'elles n'en contient qu'une parcelle.

On peut faire la même observation même à propos des sentiments moraux les plus stables et les plus fondamentaux. Par exemple, toute société a pour la vie de l'homme en général un respect dont l'intensité est déterminée et peut se mesurer d'après la gravité relative (13) des peines attachées à l'homicide. D'un autre côté, l'homme moyen n'est pas sans avoir en lui quelque chose de ce même sentiment, mais à un bien moindre degré et d'une tout autre manière que la société. Pour se rendre compte de cet écart, il suffit de comparer l'émotion que peut nous causer individuellement la vue du meurtrier ou le spectacle même du meurtre, et celle qui saisit, dans les mêmes circonstances, les foules assemblées. On sait à quelles extrémités elles se laissent entraîner si rien ne leur résiste. C'est que, dans ce cas, la colère est collective. Or, la même différence se retrouve à chaque instant entre la manière dont la société ressent ces attentats et la façon dont ils affectent les individus ; par conséquent, entre la forme individuelle et la forme sociale du sentiment qu'ils offensent. L'indignation sociale est d'une telle énergie qu'elle n'est très souvent satisfaite que par l'expiation suprême. Pour nous, si la victime est un inconnu ou un indifférent, si l'auteur du crime ne vit pas dans notre entourage et, par suite, ne constitue pas pour nous une menace personnelle, tout en trouvant juste que l'acte soit puni, nous n'en sommes pas assez émus pour éprouver un besoin véritable d'en tirer vengeance. Nous ne ferons pas un pas pour découvrir le coupable ; nous répugne-rons même à le livrer. La chose ne change d'aspect que si l'opinion publique, comme on dit, s'est saisie de l'affaire. Alors, nous devenons plus exigeants et plus actifs. Mais c'est l'opinion qui parle par notre bouche ; c'est sous la pression de la collectivité que nous agissons, non en tant qu'individus.

Le plus souvent même, la distance entre l'état social et ses répercussions individuelles est encore plus considérable. Dans le cas précédent, le sentiment collectif, en s'individualisant, gardait du moins, chez la plupart des sujets, assez de force pour s'opposer aux actes qui l'offensent ; l'horreur du sang humain est aujourd'hui assez profondément enracinée dans la généralité des consciences pour prévenir l'éclosion d'idées homicides. Mais le simple détournement, la fraude silencieuse et sans violence sont loin de nous inspirer la même répulsion. Ils ne sont pas très nombreux ceux qui ont des droits d'autrui un respect suffisant pour étouffer dans son germe tout désir de s'enrichir injustement. Ce n'est pas que l'éducation ne développe un certain éloignement pour tout acte contraire à l'équité. Mais quelle distance entre ce sentiment vague, hésitant, toujours prêt aux compromis, et la flétrissure catégorique, sans réserve et sans réticence, dont la société frappe le vol sous toutes ses formes ! Et que dirons-nous de tant d'autres devoirs qui ont encore moins de racines chez l'homme ordinaire, comme celui qui nous ordonne de contribuer pour notre juste part aux dépenses publiques, de ne pas frauder le fisc, de ne pas chercher à éviter habilement le service militaire, d'exécuter loyalement nos contrats, etc. Si, sur tous ces points, la moralité n'était assurée que par les sentiments vacillants que contiennent les consciences moyennes, elle serait singulièrement précaire.

C'est donc une erreur fondamentale que de confondre, comme on l'a fait tant de fois, le type collectif d'une société avec le type moyen des individus qui la composent. L'homme moyen est d'une très médiocre moralité. Seules, les maximes les plus essentielles de l'éthique sont gravées en lui avec quelque force, et encore sont-elles loin d'y avoir la précision et l'autorité qu'elles ont dans le type collectif, c'est-à-dire dans l'ensemble de la société. Cette confusion, que Quételet a précisément commise, fait de la genèse de la morale un problème incompréhensible. Car, puisque l'individu est en général d'une telle médiocrité, comment une morale a-t-elle pu se constituer qui le dépasse à ce point, si elle n'exprime que la moyenne des tempéraments individuels ? Le plus ne saurait, sans miracle, naître du moins. Si la conscience commune n'est autre chose que la conscience la plus générale, elle ne peut s'élever au-dessus du niveau vulgaire. Mais alors, d'où viennent ces préceptes élevés et nettement impératifs que la société s'efforce d'inculquer à ses enfants et dont elle impose le respect à ses membres ? Ce n'est pas sans raison que les religions et, à leur suite, tant de philosophies considèrent la morale comme ne pouvant avoir toute sa réalité qu'en Dieu. C'est que la pâle et très incomplète esquisse qu'en contiennent les consciences individuelles n'en peut être regardée comme le type original. Elle fait plutôt l'effet d'une reproduction infidèle et grossière dont le modèle, par suite, doit exister quelque part en dehors des individus. C'est pourquoi, avec son simplisme ordinaire, l'imagination populaire le réalise en Dieu. La science, sans doute, ne saurait s'arrêter à cette conception dont elle n'a même-pas à connaître (14). Seulement, si on l'écarte, il ne reste plus d'autre alternative que de laisser la morale en l'air et inexpliquée, ou d'en faire un système d'états collectifs. Ou elle ne vient de rien qui soit donné dans le monde de l'expérience, ou elle vient de la société. Elle ne peut exister que dans une conscience ; si ce n'est pas dans celle de l'individu, c'est donc dans celle du groupe. Mais alors il faut admettre que la seconde, loin de se confondre avec la conscience moyenne, la déborde de toutes parts.

L'observation confirme donc l'hypothèse. D'un côté, la régularité des données statistiques implique qu'il existe des tendances collectives, extérieures aux individus ; de l'autre, dans un nombre considérable de cas importants, nous pouvons directement constater cette extériorité. Elle n'a, d'ailleurs, rien de surprenant pour quiconque a reconnu l'hétérogénéité des états individuels et des états sociaux. En effet, par définition, les seconds ne peuvent venir à chacun de nous que du dehors, puisqu'ils ne découlent pas de nos prédispositions personnelles ; étant faits d'éléments qui nous sont étrangers (15), ils expriment autre chose que nous-mêmes. Sans doute, dans la mesure où nous ne faisons qu'un avec le groupe et où nous vivons de sa vie, nous sommes ouverts à leur influence ; mais inversement, en tant que nous avons une personnalité distincte de la sienne, nous leur sommes réfractaires et nous cher-chons à leur échapper. Et comme il n'est personne qui ne mène concurremment cette double existence, chacun de nous est animé à la fois d'un double mouvement. Nous sommes entraî-nés dans le sens social et nous tendons à suivre la pente de notre nature. Le reste de la société pèse donc sur nous pour contenir nos tendances centrifuges, et nous concourons pour notre part à peser sur autrui afin de neutraliser les siennes. Nous subissons nous-mêmes la pression que nous contribuons à exercer sur les autres. Deux forces antagonistes sont en présence. L'une vient de la collectivité et cherche à s'emparer de l'individu ; l'autre vient de l'individu et repousse la précédente. La première est, il est vrai, bien supérieure à la seconde, puisqu'elle est due à une combinaison de toutes les forces particulières ; mais, comme elle rencontre aussi autant de résistances qu'il y a de sujets particuliers, elle s'use en partie dans ces luttes multipliées et ne nous pénètre que défigurée et affaiblie. Quand elle est très intense, quand les circonstances qui la mettent en action reviennent fréquemment, elle peut encore marquer assez fortement les constitutions individuelles ; elle y suscite des états d'une certaine vivacité et qui, une fois organisés, fonctionnent avec la spontanéité de l'instinct ; c'est ce qui arrive pour les idées morales les plus essentielles. Mais la plupart des courants sociaux ou sont trop faibles ou ne sont en contact avec nous que d'une manière trop intermittente pour qu'ils puissent pousser en nous de profondes racines ; leur action est superficielle. Par conséquent, ils restent presque totalement externes. Ainsi, le moyen de calculer un élément quelconque du type collectif n'est pas de mesurer la grandeur qu'il a dans les consciences individuelles et de prendre la moyenne entre toutes ces mesures ; c'est plutôt la somme qu'il faudrait faire. Encore ce procédé d'évaluation serait-il bien au-dessous de la réalité ; car on n'obtiendrait ainsi que le sentiment social diminué de tout ce qu'il a perdu en s'individualisant.

Ce n'est donc pas sans quelque légèreté qu'on a pu taxer notre conception de scolastique et lui reprocher de donner pour fondement aux phénomènes sociaux je ne sais quel principe vital d'un genre nouveau. Si nous refusons d'admettre qu'ils aient pour substrat la conscience de l'individu, nous leur en assignons un autre ; c'est celui que forment, en s'unissant et en se combinant toutes les consciences individuelles. Ce substrat n'a rien de substantiel ni d'onto-logique, puisqu'il n'est rien autre chose qu'un tout composé de parties. Mais il ne laisse pas d'être aussi réel que les éléments qui le composent ; car ils ne sont pas constitués d'une autre manière. Eux aussi sont composés. En effet, on sait aujourd'hui que le moi est la résul-tante d'une multitude de consciences sans moi ; que chacune de ces consciences élémentaires est, à son tour, le produit d'unités vitales sans conscience, de même que chaque unité vitale est elle-même due à une association de particules inani-mées. Si donc le psychologue et le biologiste regardent avec raison comme bien fondés les phénomènes qu'ils étudient, par cela seul qu'ils sont rattachés à une combinaison d'éléments de l'ordre immédiatement inférieur, pourquoi en serait-il autrement en sociologie ? Ceux-là seuls pourraient juger une telle base insuffisante, qui n'ont pas renoncé à l'hypothèse d'une force vitale et d'une âme substantielle. Ainsi, rien n'est moins étrange que cette proposition dont on a cru devoir se scandaliser (16): Une croyance ou une pratique sociale est susceptible d'exister indépendamment de ses expressions indivi-du-elles. Par là, nous ne songions évidem-ment pas à dire que la société est possible sans individus, absurdité manifeste dont on aurait pu nous épargner le soupçon. Mais nous entendions : 1º que le groupe formé par les individus associés est une réalité d'une autre sorte que chaque individu pris à part ; 2º que les états collectifs existent dans le groupe de la nature duquel ils dérivent, avant d'affecter l'individu en tant que tel et de s'organiser en lui, sous une forme nouvelle, une existence purement intérieure.

Cette façon de comprendre les rapports de l'individu avec la société rappelle, d'ailleurs, l'idée que les zoologistes contemporains tendent à se faire des rapports qu'il soutient également avec l'espèce ou la race. La théorie très simple, d'après laquelle l'espèce ne serait qu'un individu perpétué dans le temps et généralisé dans l'espace, est de plus en plus abandonnée. Elle vient, en effet, se heurter à ce fait que les variations qui se produisent chez un sujet isolé ne deviennent spécifiques que dans des cas très rares et, peut-être, douteux (17). Les caractères distinctifs de la race ne changent chez l'individu que s'ils changent dans la race en général. Celle-ci aurait donc quelque réalité, d'où procéderaient les formes diverses qu'elle prend chez les êtres particuliers, loin d'être une généralisation de ces dernières. Sans doute, nous ne pouvons regarder ces doctrines comme définitivement démontrées. Mais il nous suffit de faire voir que nos conceptions sociologiques, sans être empruntées à un autre ordre de recherches, ne sont cependant pas sans analogues dans les sciences les plus positives.


IV

Appliquons ces idées à la question du suicide ; la solution que nous en avons donnée au début de ce chapitre prendra plus de précision.

Il n'y a pas d'idéal moral qui ne combine, en des proportions variables selon les sociétés, l'égoïsme, l'altruisme et une certaine anomie. Car la vie sociale suppose à la fois que l'indi-vidu a une certaine personnalité, qu'il est prêt, si la communauté l'exige, à en faire l'abandon, enfin qu'il est ouvert, dans une certaine mesure, aux idées de progrès. C'est pourquoi il n'y a pas de peuple où ne coexistent ces trois courants d'opinion, qui inclinent l'homme dans trois directions divergentes et même contradictoires. Là où ils se tempèrent mutuellement, l'agent moral est dans un état d'équilibre qui le met à l'abri contre toute idée de suicide. Mais que l'un d'eux vienne à dépasser un certain degré d'intensité au détriment des autres, et, pour les raisons exposées, il devient suicidogène en s'individualisant.

Naturellement, plus il est fort, et plus il y a de sujets qu'il contamine assez profondément pour les déterminer au suicide, et inversement. Mais cette intensité elle-même ne peut dépendre que des trois sortes de causes suivantes : 1º la nature des individus qui composent la société ; 2º la manière dont ils sont associés, c'est-à-dire la nature. de l'organisation sociale; 3º les événements passagers qui troublent le fonctionnement de la vie collective sans en altérer la constitution anatomique, comme les crises nationales, économiques, etc. Pour ce qui est des propriétés individuelles, celles-là seules peuvent jouer un rôle qui se retrouvent chez tous. Car celles qui sont strictement personnelles ou qui n’appartiennent qu’à de petites minorités sont noyées dans la masse des autres; de plus, comme elles diffèrent entre elles, elles se neutralisent et s'effacent mutuellement au cours de l'élaboration d'où résulte le phénomène collectif. Il n'y a donc que les caractères généraux de l'humanité qui peuvent être de quelque effet. Or, ils sont à peu près immuables ; du moins, pour qu'ils puissent changer, ce n'est pas assez des quelques siècles que peut durer une nation. Par conséquent, les conditions sociales dont dépend le nombre des suicides sont les seules en fonction desquelles il puisse varier ; car ce sont les seules qui soient variables. Voilà pourquoi il reste constant tant que la société ne change pas. Cette constance ne vient pas de ce que l'état d'esprit, générateur du suicide, se trouve, on ne sait par quel hasard, résider dans un nombre déterminé de particuliers qui le transmettent, on ne sait davantage pour quelle raison, à un même nombre d'imitateurs. Mais c'est que les causes impersonnelles, qui lui ont donné naissance et qui l'entretiennent, sont les mêmes. C'est que rien n'est venu modifier ni la manière dont les unités sociales sont groupées, ni la nature de leur consensus. Les actions et les réactions qu'elles échangent restent donc identiques ; par suite, les idées et les sentiments qui s'en dégagent ne sauraient varier.

Toutefois, il est très rare, sinon impossible, qu'un de ces courants parvienne à exercer une telle prépondérance sur tous les points de la société. C'est toujours au sein de milieux restreints, où il trouve des conditions particulièrement favorables à son développement, qu'il atteint ce degré d'énergie. C'est telle condition sociale, telle profession, telle confession reli-gi-euse qui le stimulent plus spécialement. Ainsi s'explique le double caractère du suicide. Quand on le considère dans ses manifestations extérieures, on est tenté de n'y voir qu'une série d'événements indépendants les uns des autres ; car il se produit sur des points séparés, sans rapports visibles entre eux. Et cependant, la somme formée par tous les cas particuliers réunis a son unité et son individualité, puisque le taux social des suicides est un trait distinctif de chaque personnalité collective. C'est que, si ces milieux particuliers, où il se produit de préférence, sont distincts les uns des autres, fragmentés de mille manières sur toute l'étendue du territoire, pourtant, ils sont étroitement liés entre eux; car ils sont des parties d'un même tout et comme des organes d'un même organisme. L'état où se trouve chacun d'eux dépend donc de l'état général de la société ; il y a une intime solidarité entre le degré de virulence qu'y atteint telle ou telle tendance et l'intensité qu'elle a dans l'ensemble du corps social. L'altruisme est plus ou moins violent à l'armée suivant ce qu'il est dans la population civile ; l'individualisme intellectuel est d'autant plus développé et d'autant plus fécond en suicides dans les milieux protestants qu'il est déjà plus prononcé dans le reste de la nation, etc. Tout se tient.

Mais si, en dehors de la vésanie, il n'y a pas d'état individuel qui puisse être regardé comme un facteur déterminant du suicide, cependant, il semble bien qu'un sentiment collectif ne puisse pénétrer les individus quand ils y sont absolument réfractaires. On pourrait donc croire incomplète l'explication précédente, tant que nous n'aurons pas montré comment, au moment et dans les milieux précis où les courants suicidogènes se développent, ils trouvent devant eux un nombre suffisant de sujets accessibles à leur influence.

Mais, à supposer que, vraiment, ce concours soit toujours nécessaire et qu'une tendance collec-tive ne puisse pas s'imposer de haute lutte aux particuliers indépendamment de toute prédis-po-sition préalable, cette harmonie se réalise d'elle-même ; car les causes qui détermi-nent le courant social agissent en même temps sur les individus et les mettent dans les dispositions convenables pour qu'ils se prêtent à l'action collective. Il y a entre ces deux ordres de facteurs une parenté naturelle, par cela même qu'ils dépendent d'une même cause et qu'ils l'expriment : c'est pourquoi ils se combinent et s'adaptent mutuellement. L'hyper-civilisation qui donne naissance à la tendance anomique et à la tendance égoïste a aussi pour effet d'affiner les systèmes nerveux, de les rendre délicats à l'excès ; par cela même, ils sont moins capables de s'attacher avec constance à un objet défini, plus impatients de toute discipline, plus accessibles à l’irritation violente comme à la dépression exagérée. Inverse-ment, la culture grossière et rude, qu'implique l'altruisme excessif des primitifs, développe une insensibilité qui facilite le renoncement. En un mot, comme la société fait en grande partie l'individu, elle le fait, dans la même mesure, à son image. La matière dont elle a besoin ne saurait donc lui manquer, car elle se l'est, pour ainsi dire, préparée de ses propres mains.

On peut se représenter maintenant avec plus de précision quel est le rôle des facteurs individuels dans la genèse du suicide. Si, dans un même milieu moral, par exemple dans une même confession ou dans un même corps de troupes ou dans une même profession, tels individus sont atteints et non tels autres, c'est sans doute, au moins en général, parce que la constitution mentale des premiers, telle que l'ont faite la nature et les événements, offre moins de résistance au courant suicidogène. Mais si ces conditions peuvent contribuer à déterminer les sujets particuliers en qui ce courant s'incarne, ce n'est pas d'elles que dépendent ses caractères distinctifs ni son intensité. Ce n'est pas parce qu'il y a tant de névropathes dans un groupe social qu'on y compte annuellement tant de suicidés. La névropathie fait seulement que ceux-ci succombent de préférence à ceux-là. Voilà d'où vient la grande différence qui sépare le point de vue du clinicien et celui du sociologue. Le premier ne se trouve jamais en face que de cas particuliers, isolés les uns des autres. Or, il constate que, très souvent, la victime était ou un nerveux ou un alcoolique et il explique par l'un ou l'autre de ces états psychopathiques l'acte accompli. Il a raison en un sens ; car, si le sujet s'est tué plutôt que ses voisins, c'est fréquemment pour ce motif. Mais ce n'est pas pour ce motif que, d'une manière générale, il y a des gens qui se tuent, ni surtout qu'il s'en tue, dans chaque société, un nombre défini par période de temps déterminée. La cause productrice du phénomène échappe nécessairement à qui n'observe que des individus ; car elle est en dehors des individus. Pour la découvrir, il faut s'élever au-dessus des suicides particuliers et apercevoir ce qui fait leur unité. On objectera que, s'il n'y avait pas de neurasthéniques en suffisance, les causes sociales ne pourraient produire tous leurs effets. Mais il n'est pas de société où les différentes formes de la dégénérescence nerveuse ne fournissent au suicide plus de candidats qu'il n'est nécessaire. Certains seulement sont appelés, si l'on peut parler ainsi. Ce sont ceux qui, par suite des circonstances, se sont trouvés plus à proximité des courants pessimistes et ont, par suite, subi plus complètement leur action.

Mais une dernière question reste à résoudre. Puisque chaque année compte un nombre égal de suicidés, c'est que le courant ne frappe pas d'un coup tous ceux qu'il peut et doit frapper. Les sujets qu'il atteindra l'an prochain existent dès maintenant ; dès maintenant aussi, ils sont, pour la plupart, mêlés à la vie collective et, par conséquent, soumis à son influence. D'où vient qu'il les épargne provisoirement ? Sans doute, on comprend qu'un an lui soit nécessaire pour produire la totalité de son action ; car, comme les conditions de l'activité sociale ne sont pas les mêmes suivant les saisons, il change lui aussi, aux différents moments de l'année, et d'intensité et de direction. C'est seulement quand la révolution annuelle est accomplie que toutes les combinaisons de circonstances, en fonction desquelles il est susceptible de varier, ont eu lieu. Mais puisque l'année suivante ne fait, par hypothèse, que répéter celle qui précède et que ramener les mêmes combinaisons, pourquoi la première n'a-t-elle pas suffi ? Pourquoi, pour reprendre l'expression consacrée, la société ne paie-t-elle sa redevance que par échéances successives ?

Ce qui explique, croyons-nous, cette temporisation, c'est la manière dont le temps agit sur la tendance au suicide. Il en est un facteur auxiliaire, mais important. Nous savons, en effet, qu'elle croît sans interruption de la jeunesse à la maturité (18), et qu'elle est souvent dix fois plus forte à la fin de la vie qu'au début. C'est donc que la force collective qui pousse l'homme à se tuer ne le pénètre que peu à peu. Toutes choses égales, c'est à mesure qu'il avance en âge qu'il y devient plus accessible, sans doute parce qu'il faut des expériences répétées pour l'amener à sentir tout le vide d'une existence égoïste ou toute la vanité des ambitions sans terme. Voilà pour-quoi les suicidés ne remplissent leur destinée que par couches successives de générations (19).


NOTES:

(1) Notamment dans ses deux ouvrages Sur l'homme et le développement de ses facultés ou Essai de physique sociale, 2 vol., Paris, 1835, et Du système social et des lois qui le régissent, Paris, 1848. Si Quételet est le premier qui ait essayé d'expliquer scientifiquement cette régularité, il n'est pas le premier qui l'ait observée. Le véritable fondateur de la statistique morale est le pasteur SÜSSMILCH, dans son ouvrage, Die Göttliche Ordnung in den Veränderungen des menschlichen Geschlechts, aus der Geburt, dem Tode und der Fortpflanzung desselben erwiesen, 3 vol., 1742.
Voir sur cette même question: WAGNER, Die Geselzmässigkeit, etc., première partie; DROBISCH, Die Moralische Statistik und die menschliche Willensfreiheit, Leipzig, 1867 (surtout p. 1-58); MAYR, Die Geselzmässigkeit im Gesellschaftsleben, Munich, 1877; OETTINGEN, Moralstatistik, p. 90 et suiv.

(2) Ces considérations fournissent une preuve de plus que la race ne peut rendre compte du taux social des suicides. Le type ethnique, en effet, est lui aussi un type générique ; il ne comprend que des caractères communs à une masse considérable d'individus. Le suicide, au contraire, est un fait exceptionnel. La race n'a donc rien qui puisse suffire à déterminer le suicide; autrement, il aurait une généralité que, en fait, il n'a pas. Dira-t-on que si, en effet, aucun des éléments qui constituent la race ne saurait être regardé comme une cause suffisante du suicide, cependant, elle peut, selon ce qu'elle est, rendre les hommes plus ou moins accessibles à l'action des causes suicidogènes ? Mais, quand même les faits vérifieraient cette hypothèse, ce qui n'est pas, il faudrait tout au moins reconnaître que le type ethnique est un facteur de bien médiocre efficacité, puisque son influence supposée serait empêchée de se manifester dans la presque totalité des cas et ne serait sensible que très exceptionnellement. En un mot, la race ne peut expliquer comment, sur un million de sujets qui tous appartiennent également à cette race, il y en a tout au plus 100 ou 200 qui se tuent chaque année.

(3) C'est, au fond, l'opinion exposée par DROBISCH, dans son livre cité plus haut.

(4) Cette argumentation n'est pas seulement vraie du suicide, quoiqu'elle soit, en ce cas, plus particulièrement frappante qu'en tout autre. Elle s'applique identiquement au crime sous ses différentes formes. Le criminel, en effet, est un être exceptionnel tout comme le suicidé et, par conséquent, ce n'est pas la nature du type moyen qui peut expliquer les mouvements de la criminalité. Mais il n'en est pas autrement du mariage, quoique la tendance à contracter mariage soit plus générale que le penchant à tuer ou à se tuer. A chaque période de la vie, le nombre des gens qui se marient ne représente qu'une petite minorité par rapport à la population célibataire du même âge. Ainsi, en France, de 25 à 30 ans, c'est-à-dire à l'époque où la nuptialité est maxima, il n'y a par an que 176 hommes et 135 femmes qui se marient sur 1000 célibataires de chaque sexe (période 1877-81). Si donc la tendance au mariage, qu'il ne faut pas confondre avec le goût du commerce sexuel, n'a que chez un petit nombre de sujets une force suffisante pour se satisfaire, ce n'est pas l'énergie qu'elle a dans le type moyen qui peut expliquer l'état de la nuptialité à un moment donné. La vérité, c'est qu'ici, comme quand il s'agit du suicide, les chiffres de la statistique expriment, non l'intensité moyenne des dispositions individuelles, mais celle de la force collective qui pousse au mariage.

(5) Elle n'est pas d'ailleurs la seule; tous les faits de statistique morale, comme le montre la note précédente, impliquent cette conclusion.

(6) TARDE, La sociologie élémentaire, in Annales de l'Institut International de Sociologie, p. 213.

(7) Nous disons à la rigueur, car ce qu'il y a d'essentiel dans le problème ne saurait être résolu de cette manière. En effet, ce qui importe si l'on veut expliquer cette continuité, c'est de faire voir, non pas simplement comment les pratiques usitées à une période ne s'oublient pas à la période qui suit, mais comment elles gardent leur autorité et continuent à fonctionner. De ce que les générations nouvelles peuvent savoir par des transmissions purement inter-individuelles ce que faisaient leurs aînées, il ne suit pas qu'elles soient nécessitées à agir de même. Qu'est-ce donc qui les y oblige ? Le respect de la coutume, l'autorité des anciens ? Mais alors la cause de la continuité, ce ne sont plus les individus qui servent de véhicules aux idées ou aux pratiques, c'est cet état d'esprit éminemment collectif qui fait que, chez tel peuple, les ancêtre sont l'objet d'un respect particulier. Et cet état d'esprit s'impose aux individus. Même, tout comme la tendance au suicide, il a pour une même société une intensité définie selon le degré de laquelle les individus se conforment plus ou moins à la tradition.

(8) Voir Les règles de la méthode sociologique, chap. II.
(9) TARDE, Op. cit., in Annales de l'Institut de Sociol., p. 222.
(10) Voir FRAZER, Golden Bough, p. 9 et suiv.
(11) Ajoutons, pour prévenir toute interprétation inexacte, que nous n'admettons pas pour cela qu'il y ait un point précis où finisse l'individuel et où commence le règne social. L'association ne s'établit pas d'un seul coup et ne produit pas d'un seul coup ses effets ; il lui faut du temps pour cela et il y a, par conséquent, des moments, où la réalité est indécise. Ainsi, on passe sans hiatus d'un ordre de faits à l'autre ; mais ce n'est pas une raison pour ne pas les distinguer. Autrement, il n'y aurait rien de distinct dans le monde, si du moins on pense qu'il n'y a pas de genres séparés et que l'évolution est continue.

(12) Nous pensons qu'après cette explications on ne nous reprochera plus de vouloir, en sociologie, substituer le dehors au dedans. Nous partons du dehors parce qu'il est seul immédiatement donné, mais c'est pour atteindre le dedans. Le procédé est, sans doute, compliqué ; mais il n'en est pas d'autre, si l'on ne veut pas s'exposer à faire porter la recherche, non sur l'ordre de faits que l'on veut étudier, mais sur le sentiment personnel qu'on en a.

(13) Pour savoir si ce sentiment de respect est plus fort dans une société que dans l'autre, il ne faut pas considérer seulement la violence intrinsèque des mesures qui constituent la répression, mais la place occupée par la peine dans l'échelle pénale. L'assassinat n'est puni que de mort aujourd'hui comme aux siècles derniers. Mais aujourd'hui, la peine de mort simple a une gravité relative plus grande ; car elle constitue le châtiment suprême, tandis qu'autrefois elle pouvait être aggravée. Et puisque ces aggravations ne s'appliquaient pas alors à l'assassinat ordinaire, il en résulte que celui-ci était l'objet d'une moindre réprobation.

(14) De même que la science de la physique n'a pas à discuter la croyance en Dieu, créateur du monde physique, la science de la morale n'a pas à connaître de la doctrine qui voit en Dieu le créateur de la morale. La question n'est pas de notre ressort ; nous n'avons à nous prononcer pour aucune solution. Les causes secondes sont les seules dont nous ayons à nous occuper.

(15) Voir plus haut, p. 350.
(16) Voir TARDE, op. cit., p. 212.
(17) V. DELAGE, Structure du protoplasme, Passim; WEISSANN, L'hérédité et toutes les théories qui se rapprochent de celle de Weissmann.

(18) Notons toutefois que cette progression n'a été établie que pour les sociétés européennes où le suicide altruiste est relativement rare. Peut-être n'est-elle pas vraie de ce dernier. Il est possible qu'il atteigne son apogée plutôt vers l'époque de la maturité, au moment où l'homme est le plus ardemment mêlé à la vie sociale. Les rapports que ce suicide soutient avec l'homicide, et dont il sera parlé dans le chapitre suivant, confirment cette hypothèse.

(19) Sans vouloir soulever une question de métaphysique que nous n'avons pas à traiter, nous tenons à faire remarquer que cette théorie de la statistique n'oblige pas à refuser à l'homme toute espèce de liberté. Elle laisse, au contraire, la question du libre arbitre beaucoup plus entière que si l'on fait de l'individu la source des phénomènes sociaux. En effet, quelles que soient les causes auxquelles est due la régularité des manifestations collectives, elles ne peuvent pas ne pas produire leurs effets là où elles sont : car, autrement, on verrait ces effets varier capricieusement alors qu'ils sont uniformes. Si donc elles sont inhérentes aux individus, elles ne peuvent pas ne pas déterminer nécessairement ceux en qui elles résident. Par conséquent, dans cette hypothèse, on ne voit pas le moyen d'échapper au déterminisme le plus rigoureux. Mais il n'en est plus de même si cette constance des données démographiques provient d'une force extérieure aux individus. Car celle-ci ne détermine pas tels sujets plutôt que tels autres. Elle réclame certains actes en nombre défini, non que ces actes viennent de celui-ci ou de celui-là. On peut admettre que certains lui résistent et qu'elle se satisfasse sur d'autres. En définitive, notre conception n'a d'autre effet que d'ajouter aux forces physiques, chimiques, biologiques, psychologiques des forces sociales qui agissent sur l'homme du dehors tout comme les premières. Si donc celles-ci n'excluent pas la liberté humaine, il n'y a pas de raison pour qu'il en soit autrement de celles-là. La question se pose dans les mêmes termes pour les unes et pour les autres. Quand un foyer d'épidémie se déclare, son intensité prédétermine l'importance de la mortalité qui en résultera; mais ceux qui doivent être atteints ne sont pas désignés pour cela. La situation des suicidés n'est pas autre par rapport aux courants suicidogènes.

Revenir à la leçon 3:
Interrogations sociologiques: le suicide
Défis sociaux Sociologie Autres guides Plan du site Accueil Page d'accueil centrale
Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 21 août 2003 10:48
Par Jean-Marie Tremblay